Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Le corridor vert d’Hanoi : un projet discuté

jeudi 15 avril 2021, par Bastien Guilloteau

Connaissant une croissance démographique importante, effet du « rattrapage urbain » [1] vietnamien commencé depuis une trentaine d’années, Hanoi gagne du terrain sur la ceinture agricole qui l’alimente en produits alimentaires et artisanaux depuis plus de mille ans. Pour limiter les effets néfastes de cette expansion, le schéma directeur (SD) de la capitale prévoit la création d’un corridor vert d’ici 2050 [2]. Cet article propose de mettre à l’épreuve la cohérence et la faisabilité des objectifs énoncés par ce plan prospectif.

Depuis les réformes d’ouverture et de libéralisation de 1986, les grandes aires urbaines vietnamiennes sont au cœur de la stratégie gouvernementale pour encourager la croissance. Les villes attirent autant des entreprises et des investissements directs de l’étranger que des travailleurs de région [3]. Au nord, Hanoi s’est d’abord densifiée jusqu’aux années 1990 avant de s’élargir [4]. Sa tache urbaine s’est surtout étendue vers l’ouest et le sud puisque le fleuve Rouge agit comme frein à l’est et au nord. Ainsi, en 2008, les limites administratives d’Hanoi ont évolué et intégré, entre autres, la province de Ha Tay à l’ouest, pour garder la main sur la pression démographique et les dynamiques de spéculations foncières de sa périphérie. Dans les années à venir, la ville devrait continuer de s’étendre. Le SD prévoit une population de 10 millions d’habitants pour 2030, contre 6,4 en 2009, et ambitionne de faire de Hanoi une ville de rang mondial [5].

Zones inondables dans le corridor vert et utilisation des sols projetée dans la province de Hà Nôi. Source : Fanchette, Sylvie (dir.), 2015. Hà Nôi, future métropole. Marseille : IRD Editions, 105.

Cette périurbanisation s’accompagne cependant d’effets indésirables : pollutions, expropriations [6], conflits sociaux [7], remblaiement de terres, accroissement des risques d’inondation [8] et diminution du couvert végétal [9]. Or, dans le cadre d’une stratégie de développement durable ayant pour objectif de préserver la relation entre la capitale et son hinterland immédiat, le patrimoine culturel, agricole et les ressources naturelles, le SD prévoit l’instauration d’un corridor vert entre la 4e couronne périphérique et les villes satellites à l’ouest. Ce territoire est encadré à l’est et à l’ouest par les rivières Day et Tich, deux défluents du fleuve Rouge pouvant inonder une partie du delta en cas de crue importante de celui-ci. Ce projet, en théorie louable, ignore cependant la réalité du territoire tout en prônant des objectifs ambivalents.

Les espaces concernés par le corridor vert. Source : PPJ, VIAP & HUPI, 2011. Hà Nôi Construction Master Plan, 2030, vision 2050.

Un territoire anthropisé et convoité

Il faut d’abord comprendre que le corridor ne serait pas implanté sur un territoire vierge et naturel. Un tiers de l’espace [10] concerné est marqué par une agriculture intensive [11] (riziculture et horticulture) qui fonctionne en symbiose avec une quarantaine de villages de métier [12] dont les produits sont surtout destinés aux marchés de la capitale. Ces villages sont aujourd’hui décriés pour les fortes pollutions qu’engendrent leurs productions et sont en quête de ressources foncières pour étendre leurs activités [13].

Surfaces utilisées pour les projets de zones résidentielles. Source : Labbé, Danielle (dir.), 2018. Bridging the gap. Khỏa lấp khoảng cách. Hanoi : Thế Giới Publishers, 30.

C’est sur ce territoire déjà dense que viennent s’implanter de nouveaux acteurs exogènes. Des zones industrielles ont été autorisées avant l’annexion de la province de Ha Tay par Hanoi en 2008 ou dans le cadre de projets d’écocités. De plus, plusieurs zones résidentielles parsèment déjà le territoire, leur construction ayant aussi été décidée avant 2008 dans le but de financer la voie rapide devant traverser le corridor du nord au sud [14]. Des études récentes démontrent ainsi que les espaces agricoles ou forestiers ont décru tandis que ceux consacrés à l’habitat et à l’industrie ont augmenté de 4 % entre 2015 et 2019 [15].

Sunny Garden City, dans la zone urbaine de Quoc Oai : l’une des zones résidentielles dont le début de construction date d’avant l’annonce du corridor. Source : AE Land, 2021.

Cette initiative « verte » doit donc être replacée dans une démarche anthropocentrée visant non pas à protéger une zone naturelle, mais plutôt à endiguer un processus qui urbaniserait le territoire et perturberait l’équilibre socio-économique en l’absence de mesures gouvernementales.

Des objectifs antinomiques facteurs de vulnérabilité sociale et environnementale

D’après le SD, ce corridor serait conceptuellement différent des ceintures vertes entourant des villes mondiales comme Londres ou Séoul. Plutôt que d’être uniquement dédié à la préservation du paysage et de sa valeur écologique, ce corridor aurait plutôt pour mission de favoriser un « développement équilibré basé sur la conservation » [16] pour allier préservation du patrimoine naturel et culturel (pagodes, cimetières, savoir-faire agricoles et artisanaux) avec un développement respectueux de l’environnement.

L’urbanisation ne devrait concerner que 40 % du territoire. Les zones construites concerneraient exclusivement les villages de métiers existants et les trois futures écocités « bien planifiées et à faible densité » [17]. Bien que les plans de ces villes ne soient pas encore figés, les zones industrielles prévues sont, elles, déjà quasiment terminées.

A cela s’ajoute un maillage par diverses infrastructures de transport :
-  La voie rapide Bac Nam traversant le corridor du nord au sud
-  Les extensions de trois lignes du métro hanoïen vers les villes satellites
-  Les trois autoroutes traversant le corridor dans sa largeur et reliant Hanoi aux villes satellites

On peut voir dans cette formulation une tentative de lier deux objectifs antinomiques. Tout comme les nouvelles infrastructures évoquées plus haut, cette partie « développement » du corridor compromet la préservation d’une continuité écologique pour les espèces locales, mais aussi la continuité des activités agricoles. Certaines cultures rizicoles risquent d’être inondées ou asséchées à l’année et les anciens villages, situés sur des terres moins élevées, courent le risque d’être des lieux de stockage des eaux de ruissellement lors des crues, des périodes de mousson ou des passages de cyclones. Des phénomènes qui viendraient à s’intensifier d’après les scénarios prospectifs sur le climat [18]. De plus, artisanat et agriculture fonctionnent en symbiose depuis des centaines d’années. Les séparer ou fragiliser l’un des deux pourrait avoir un impact sur l’intégrité du socioécosystème censée être conservée par le SD.

La réalisation et l’efficacité du SD remises en cause

Bien que différent des populaires ceintures vertes, le corridor fait l’objet des mêmes critiques néolibérales relatives à la contrainte du libre fonctionnement du marché foncier [19]. D’après elles, la sanctuarisation d’un espace périphérique entrainerait une augmentation des prix du foncier et une perturbation de l’activité économique : les employés les plus démunis seraient relégués dans des périphéries reculées, loin des entreprises du centre [20].

Cette critique est cependant à relativiser. Ici, ce n’est pas la sanctuarisation qui serait à craindre, mais plutôt son non-respect. Le marché immobilier vietnamien est réputé pour son régime de gouvernance parallèle caractérisé par des constructions informelles et des projets autorisés en sous-main par les administrations locales [21]. Ces pratiques sont d’autant plus susceptibles d’émerger dans le corridor que, comme le relèvent certains experts, ses contours conceptuels, physiques et législatifs restent pour l’instant trop flous pour constituer de bons garde-fous [22].

L’augmentation de la valeur foncière et la perte de revenus agricoles pourraient inciter les quelques deux millions d’habitants actuels à construire illégalement sur leurs terres constructibles pour en tirer des rentes. De même, les administrations locales pourraient accepter des projets plus importants pour profiter des valeurs artificiellement hautes. Comme le précise A. Bertaud [23], ancien consultant de la Banque Mondiale, ces bâtiments informels accroitraient davantage la vulnérabilité du corridor face aux inondations puisque les infrastructures hydrauliques suivront, elles, les plans du SD.

Ces imprécisions, les demandes croissantes de foncier, la combinaison d’objectifs contradictoires et la menace de l’informalité sont autant d’éléments remettant en cause la faisabilité et la nécessité du corridor sous sa forme actuelle. Ce projet, présenté comme l’atout durabilité du SD, peut ainsi ressembler à un greenwashing qui, d’un côté, dissimule la diminution des espaces végétalisés et la transformation incontrôlée d’une relation ville-périphérie millénaire, et qui de l’autre, sert à légitimer un développement moins écologique et social dans le reste de la capitale. Un marketing vert qui permet à Hanoi de se présenter comme soucieuse de son environnement et d’attirer davantage d’investissements divers et de travailleurs hautement qualifiés dans un contexte de concurrence entre les métropoles mondiales.

Légende de la vignette : Skyline de Hanoi. Source : Auteur.


[1Quertamp, Fanny, 2010. « La périurbanisation de Hanoi. Dynamiques de la transition urbaine vietnamienne et métropolisation » in Annales de géographie, 671-672(1-2), 93-119.

[2Posco, Perkins Eastman, Jina (PPJ), the Vietnam Institute of architecture, Urban and Rural Planning (VIAP) and the Hanoi Urban Planning Institute (HUPI), 2011. Hà Nôi Construction Master Plan, 2030, vision 2050. Hanoi : Ministry of Construction Construction & the Hanoi People’s Committee.

[3Gibert-Flutre, Marie, 2018. « La transition urbaine » in B. de Tréglodé (dir), Histoire du Viêt Nam de la colonisation à nos jours. Paris : Éditions de la Sorbonne.

[4Quertamp, 2010. « La périurbanisation de Hanoi. Dynamiques de la transition urbaine vietnamienne et métropolisation », 93-119.

[5PPJ, VIAP & HUPI, 2011. Hà Nôi Construction Master Plan, 2030, vision 2050.

[6Duchère, Yves, 2019. « Les enjeux socio-spatiaux de la métropolisation de Hanoi (Vietnam) » Dans M. Sabrié et R. Woessner (dir.), L’Asie du Sud-Est. France, Nueilly-sur-Seine : Éditions Atlande.

[7Fanchette, Sylvie, Trần Nhật Kiên, Juliette Segard et Nguyễn Văn Sửu. 2015. « Les villages péri-urbains : un inégal accès aux terres constructibles » Dans S. Fanchette (dir.), Hà Nôi, future métropole : Rupture de l’intégration urbaine des villages. Marseille : IRD Éditions, 121-38.

[8Fanchette, Sylvie, 2015. « Hà Nôi entre les eaux » in S. Fanchette (dir.), Hà Nôi, future métropole : Rupture de l’intégration urbaine des villages. Marseille : IRD Éditions, 31-4.

[9Quynh Chi Le, Dinh Viet Hoang, Van Tuyen Nguyen et Quoc Thai Tran. 2021. « A study on the ecological balance capacity of Hanoi green corridor » Dans L. T. T. Huong et G. M. Pomeroy, dir. Proceedings of the 15th International Asian Urbanization Conference. Advances in 21st century human settlements. Ho Chi Minh Ville, Vietnam : Springer, 233-44.

[10Ibid., 255.

[11Sautier, Denis, Đào Thế Anh, Nguyễn Ngọc Mai, Moustier Paule et Phạm Công Nghiêp, 2014. « Enjeux de l’agriculture périurbaine et croissance urbaine à Hanoi » Dans J.-L. Chaléard (dir.), Métropoles au Sud : le défi des périphéries. Paris : Karthala, 271-85.

[12Villages artisanaux ayant chacun leur spécialité : métallurgie, menuiserie, etc.

[13Lê Văn Hùng, Sylvie Fanchette, Yves Duchère et Juliette Segard, 2015. « Accès au foncier, nouveaux acteurs et remise en cause des activités péri-urbaines » in S. Fanchette (dir.), Hà Nôi, future métropole : Rupture de l’intégration urbaine des villages. Marseille : IRD Éditions, 163-78.

[14Une grande partie de ces projets ont été annulés suite à l’annonce du projet de corridor vert.

[15Le, Quynh Chi, Dinh Viet Hoang, Van Tuyen Nguyen et Quoc Thai Tran. 2021. « A study on the ecological balance capacity of Hanoi green corridor » Dans L. T. T. Huong et G. M. Pomeroy, dir. Proceedings of the 15th International Asian Urbanization Conference. Advances in 21st century human settlements. Ho Chi Minh City, Vietnam : Springer, 233-44.

[16PPJ, VIAP & HUPI, 2011. Hà Nôi Construction Master Plan, 2030, vision 2050.

[17Ibid.

[18Climate change Knowledge Portal of the World Bank Group « Vietnam ». En ligne. https://climateknowledgeportal.worldbank.org/country/vietnam/vulnerability (page consultée le 22 mars 2021).

[19Bengston, David N. et Yeo-Chang Young, 2006. « Urban containment policies and the protection of natural areas : the case of Seoul’s greenbelt » Ecology and society 11(3). En ligne. http://www.ecologyandsociety.org/vol11/iss1/art3/ (page consultée le 15 janvier 2021).

[20Bertaud, Alain, 2018. Order without design : How markets shape cities. Cambridge : MIT Press.

[21Labbé, Danielle, 2019. « Examining the governance of emerging urban regions in Vietnam : the case of the Red River Delta ». International Planning Studies 24(1) : 40-52.

[22Fanchette, Sylvie, Clément Musil, Paule Moustier et Nguyễn Thị Tân Lộc. 2015. « La ville de demain : réformes territoriales et projets urbains » Dans S. Fanchette (dir.), Hà Nôi, future métropole : Rupture de l’intégration urbaine des villages. Marseille : IRD Editions, 101-20.

[23Bertaud, Alain, 2018. Order without design : How markets shape cities. Cambridge : MIT Press.

Diplômé d’un baccalauréat en études internationales à l’Université de Montréal et actuellement candidat à la maîtrise en urbanisme et biodiversité au Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris, Bastien Guilloteau s’intéresse notamment aux relations ville-nature en Asie du Sud-Est et plus particulièrement au Vietnam.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.