Le cas japonais
Selon le Stringency Index, qui évalue le niveau d’austérité des mesures sanitaires au travers du temps, le Japon a été le pays ayant le plus faible niveau parmi le G7 [1]. Pourtant, le nombre d’infections par million d’habitants est inférieur à plusieurs pays qui ont opté pour une approche plus contraignante [2]. Comment, dans ce cas, expliquer la situation au Japon qui est contre-intuitive ?
Le gouvernement nippon a opérationnalisé sa réponse sur la base de trois piliers : l’identification de clusters, le renforcement du système de santé, et la responsabilité civique [3]. C’est le troisième pilier qui nous intéresse le plus, étant donné qu’il vise les comportements de la population : « un renforcement des actions relevant de la responsabilité civique de tous les acteurs de la société civile » [4]. En fait, le Japon ne pouvait pas opter pour une approche contraignante. D’une part, le Japon est un pays démocratique doté d’une constitution qui fait en sorte que toute loi adoptée doit respecter les droits et libertés individuels qui y sont inscrits [5]. Ce n’est pas tout, la loi sur les mesures contre les maladies infectieuses, créée en 1998, ne prévoit pas de moyens coercitifs pour appliquer et faire « respecter » l’état d’urgence [6]. Toutes les consignes provenant du gouvernement reposent sur une base volontaire, et aucune punition légale ne peut être utilisée en cas de non-respect [7]. Par conséquent, il faut regarder ce qui se trouve dans la culture au Japon qui aurait pu favoriser l’adhérence des gens aux recommandations sanitaires.
Affiche produite par le ministère de la Santé, du Travail et du Bien-être et le bureau du Premier ministre du Japon
Caractéristiques culturelles
Ce qui motive notre choix pour aborder cette situation sous la perspective culturelle, c’est ce que Yoshio Sugimoto appelle le « Friendly Authoritarianism » [8]. Bien qu’il y ait plusieurs forces au sein de cette société qui tentent de la diversifier, il y a d’importantes forces qui poussent vers l’homogénéité et l’uniformité [9]. Sugimoto présente quatre moyens par lesquels ce contrôle s’exerce, mais un en particulier est pertinent pour notre analyse, soit celui de la « communauté de sanctions ». Une communauté imaginaire, seken, est socialement construite, et celle-ci exerce des « sanctions » contre les actes de déviance [10]. Celle-ci détient un pouvoir normatif d’approuver ou de désapprouver ainsi que de sanctionner les comportements individuels.
Il est aussi important de mentionner le concept de Docho-Atsuryoku, ou de « pression par les pairs », et qui est très fort au Japon [11]. Inculqué dès le plus jeune âge, il s’agit d’une force très importante qui pousse les gens à adhérer et à agir en fonction de la majorité, que « tout le monde doit être pareil » [12]. Ajoutons également le concept de « air » [13] (kuuki), qui sert de critère très puissant de jugement concernant les actions des individus [14]. Il peut être compris comme étant « la trame de fond » de ce qui est acceptable comme comportement [15]. Une communauté avec un « air » fort, aura davantage tendance à exclure les personnes qui lui résistent [16]. Ces forces culturelles étant interreliées, elles poussent les individus à respecter les différents codes et les différentes normes sous peine d’être exclus du groupe [17].
Comportements en temps de pandémie
Considérons certaines données de sondage qui portent sur le changement dans les habitudes durant la pandémie. Nous nous référons aux données de Budianto et Nishikori [18] et aux données de sondage récoltées par Muto et al. [19] Selon leur recherche, Budianto et Nishikori ont observé que, malgré que plusieurs répondants ne se considéraient pas hautement à risque d’être infecté, 90 % d’entre eux avaient intégré les 3 C — Closed spaces with poor ventilation, Crowded spaces with many people nearby, Close-contact settings such as close-range conversations — à leur vie quotidienne [20]. Similairement, Muto et al. ont observé que dans une très forte majorité, à plus de 80 %, les Japonais ont adopté les recommandations qui avaient été émises par les autorités, et ce sans grande variation au sein des différents profils socioéconomiques du pays [21].
Ces données suggèrent que le gouvernement a eu un rôle de « production » : il a produit des comportements. En définissant très clairement un « code de conduite en temps de pandémie », au travers d’un discours cohérent avec la culture, il a permis l’intégration de ces normes au « air » (kuuki). De cette façon, ces nouveaux critères sont devenus une base sur laquelle les individus pouvaient se référer pour agir. Surtout, et c’est cette dimension qui est très importante, elles sont devenues de nouveaux fondements à partir desquels la pression sociale allait s’exercer, et dont les individus, pour la grosse majorité, ne seront en aucun cas tentés de déroger. Notamment, c’est ce qui a été soulevé par Naoki Satō, professeur émérite à l’Institut de technologie de Kyushu [22]. Les gens ont respecté ces recommandations parce qu’il était attendu d’eux qu’ils le fassent.
Cela a aussi mené à certains excès. Dans un article du Japan Times paru en 2022, il est soulevé que certaines personnes ayant été infectées, ainsi que leur famille, ont été victimes d’évitement social, de discrimination et de critique [23]. Des rapports ont même fait état d’acte de harcèlement allant jusqu’à lancer des roches aux proches de l’individu ayant été infecté [24]. Des bars et des restaurants auraient reçu des appels anonymes de gens qui se plaignaient du non-respect des recommandations et qui menaçaient même d’appeler la police [25]. Certaines personnes auraient même perdu leur emploi après avoir été infectées [26]. Nous ne soutenons pas que ces types de comportements aient été généralisés. Toutefois, il est tout de même important de souligner que les individus qui ont été infectés se voient attribuer une certaine étiquette comme quoi ils n’ont fort probablement pas respecté les normes de la société.
Conclusion
Ainsi, nous arrivons à la conclusion que l’adhésion des Japonais aux recommandations, malgré le fait qu’elles étaient non-contraignantes, se trouve en partie dans la culture. Ces recommandations sont devenues rapidement des normes sociales auxquelles les Japonais sont éduqués, dès leur plus jeune âge, à respecter par crainte d’être rejeté, ou exclus, de la communauté. Par conséquent, au Japon, la gestion de la pandémie s’est faite à l’aide de normes qui, bien que matériellement non-contraignantes, sont socialement contraignantes.
Légende de la vignette : Des passants portant le masque à Tokyo, lors d’une éclosion de coronavirus [27].