La création d’un État
Le premier rôle qu’a eu le nationalisme en Indonésie a été de créer un État. En effet, alors que l’archipel est sous le joug colonial néerlandais depuis près de 3 siècles, [2] un élan nationaliste mené par Sukarno et Hatta, va favoriser la fondation d’un nouvel État indépendant par le biais d’une révolution de 1945 à 1949. Cette révolution « coalisa les sentiments d’une communauté indonésienne pour en faire une identité partagée, base de l’identification de l’État-nation indonésien » [3].
Sukarno, premier président de la République d’Indonésie
Rappelons que ce que l’on appelle de nos jours l’Indonésie n’a pas d’antériorité en tant que telle à la période coloniale et à la révolution, ni en termes d’État, ni en termes de nation. Même lorsque des grands royaumes tels que celui de Sriwijaya (avec son cœur au sud de Sumatra, à Palembang) ou celui de Majapahit (à l’est de Java, proche de Surabaya) dominaient une grande partie de l’archipel, l’homogénéisation des populations fut très faible. Comme dans la majorité des empires (dans le cas indonésien des thalassocraties), les différentes populations vivaient dans des royaumes où chaque seigneur faisait allégeance au roi sans qu’il n’existe de réels liens culturels entre les habitants. Le seul lien était qu’ils étaient sous la domination du même roi (le plus connu est Hayam Wuruk lors de l’apogée de Majapahit au XIVème siècle). Le nouveau Président, Sukarno, et le Vice-Président Hatta durent par conséquent tenter d’unir tous les groupes ethnoculturels et établir un lien entre l’État et la société pour ne pas que ce nouvel État tombe en déliquescence année après année, sécession après sécession. Un risque bien présent au vu du manque de connexion entre les groupes, de leurs différences et de l’absence de conscience commune.
L’émergence d’une nation transcendant les différences
Afin de rassembler les habitants de l’archipel sous une même nation, Sukarno et Hatta ont dû créer une identité nationale collective. Ceux-ci ont d’abord mis sur pied et diffusé ce qui deviendra la devise nationale « unité dans la diversité » [4]. À cette devise s’ajouta le Pancasila, soit les principes fondateurs de l’État : le nationalisme, l’humanisme, la démocratie, la justice sociale et la croyance en un Dieu unique [5]. Bien que l’État indonésien soit basé « sur la croyance d’un Dieu unique » [6] et que 86% de la population soit musulmane, la Constitution indonésienne reconnait explicitement la liberté de culte et responsabilise l’État pour la protection des minorités culturelles et religieuses [7]. Bien que l’islam ait une place plus importante dans la réalité de la société, elle n’a officiellement pas de statut plus élevé que le bouddhisme ou le catholicisme, ce qui permet d’inclure les minorités et de montrer qu’être Indonésien n’est pas forcément égal à être de confession musulmane.
Dans la construction de l’identité indonésienne, les leaders indonésiens ont dû « choisir » des attributs identitaires auxquels la population de l’archipel pouvait s’identifier. Les entrepreneurs ethniques de Java ne pouvaient pas mettre en avant des mythes et symboles déconnectés de la réalité, le but recherché étant de réaliser une identité transversale à tous les groupes ethnoculturels. Le premier et principal attribut identitaire fut la langue : le Bahasa Indonesia. Cette langue est une standardisation du Melayu (dialecte d’une ethnie vivant principalement entre Bornéo, Sumatra et la Malaisie) complétée par de l’anglais, de l’arabe ou encore du néerlandais. Ensuite, deux symboles importants de la nation indonésienne, le drapeau et l’emblème Garuda, furent officialisés, ce dernier représentant la monture de la divinité hindoue Vishnu, ce qui montre la volonté des leaders indonésiens d’incorporer l’hindouisme dans la représentation de la nation indonésienne.
Garuda, l’emblème national
Le maintien de ce sentiment national
Afin de maintenir ce sentiment national, la « création » de la nation et de ses attributs s’accompagna de plusieurs initiatives. Des cérémonies telles que le jour de la proclamation de l’indépendance (17 août 1945) ou le jour du Pancasila (1er juin) participent à la formation d’une conscience collective indonésienne. De plus, des monuments comme le Monument national (Monas) à Jakarta, les statues de Sukarno et Hatta à Surabaya (Java-est) ou encore les multiples Monuments de Bambous à travers les villes du pays représentant la lutte pour l’indépendance permettent, à l’instar des symboles et héros indonésiens sur les pièces et billets de monnaie, de rappeler le sentiment national quotidiennement. Lors des 75 ans de la proclamation d’indépendance du pays le 17 août 2020, un nouveau type de billet (75 000 rupiahs pour commémorer les 75 ans) a même été mis en circulation afin de marquer l’évènement [8].
Monument de Bambou (Gedung Digulis) à Pontianak (Kalimantan-ouest) [9]
Conclusion
Ainsi, l’identité indonésienne existe de nos jours dans l’archipel et la grande majorité des habitants s’identifient à elle. Chaque individu a alors développé une « identité à trait d’union » [10] où l’identité indonésienne est commune (javanais-musulman-indonésien ; manggarai-catholique-indonésien ; balinais-Hindou-Indonésien). Ce sentiment national, primordial en vue de prévenir les tensions, connecte les habitants de l’archipel et crée une conscience commune nationale manquante à l’indépendance. Le cas indonésien permet donc d’illustrer un modèle réussi de gestion de la diversité, qui a réellement permis à ce pays de rester relativement uni dans cette diversité depuis plus de 75 ans.