Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

La formation de la nation indonésienne : créer des liens transcendant les différences

mercredi 9 novembre 2022, par Alexandre Desmyttère

L’Indonésie est sans doute l’un des pays les plus diversifié de la planète. À la fois en termes de groupes ethnoculturels (Javanais, Manggarai, Minangkabau, Dayak…), de traditions religieuses (Islam, Catholicisme, Hindouisme, Kong Hu Cu…) ou encore de dialectes (Balinais, Malais, Javanais, Makassar…) l’archipel voit depuis des siècles se côtoyer des personnes très différentes sur plus de 17 000 îles [1]. Depuis l’indépendance en 1949, cette diversité culturelle est présente au sein d’un même d’État. L’État indonésien a dû, suite au départ des Néerlandais, prendre la mesure des différences dans la population et développer un lien commun, dénommé nation (civique), en vue d’unir tous les habitants. Cet article vise à retracer la création de ce lien commun et de comprendre la manière dont il se maintient dans le temps malgré la diversité.

La création d’un État

Le premier rôle qu’a eu le nationalisme en Indonésie a été de créer un État. En effet, alors que l’archipel est sous le joug colonial néerlandais depuis près de 3 siècles, [2] un élan nationaliste mené par Sukarno et Hatta, va favoriser la fondation d’un nouvel État indépendant par le biais d’une révolution de 1945 à 1949. Cette révolution « coalisa les sentiments d’une communauté indonésienne pour en faire une identité partagée, base de l’identification de l’État-nation indonésien » [3].

Sukarno, premier président de la République d’Indonésie

Rappelons que ce que l’on appelle de nos jours l’Indonésie n’a pas d’antériorité en tant que telle à la période coloniale et à la révolution, ni en termes d’État, ni en termes de nation. Même lorsque des grands royaumes tels que celui de Sriwijaya (avec son cœur au sud de Sumatra, à Palembang) ou celui de Majapahit (à l’est de Java, proche de Surabaya) dominaient une grande partie de l’archipel, l’homogénéisation des populations fut très faible. Comme dans la majorité des empires (dans le cas indonésien des thalassocraties), les différentes populations vivaient dans des royaumes où chaque seigneur faisait allégeance au roi sans qu’il n’existe de réels liens culturels entre les habitants. Le seul lien était qu’ils étaient sous la domination du même roi (le plus connu est Hayam Wuruk lors de l’apogée de Majapahit au XIVème siècle). Le nouveau Président, Sukarno, et le Vice-Président Hatta durent par conséquent tenter d’unir tous les groupes ethnoculturels et établir un lien entre l’État et la société pour ne pas que ce nouvel État tombe en déliquescence année après année, sécession après sécession. Un risque bien présent au vu du manque de connexion entre les groupes, de leurs différences et de l’absence de conscience commune.

L’émergence d’une nation transcendant les différences

Afin de rassembler les habitants de l’archipel sous une même nation, Sukarno et Hatta ont dû créer une identité nationale collective. Ceux-ci ont d’abord mis sur pied et diffusé ce qui deviendra la devise nationale « unité dans la diversité » [4]. À cette devise s’ajouta le Pancasila, soit les principes fondateurs de l’État : le nationalisme, l’humanisme, la démocratie, la justice sociale et la croyance en un Dieu unique [5]. Bien que l’État indonésien soit basé « sur la croyance d’un Dieu unique » [6] et que 86% de la population soit musulmane, la Constitution indonésienne reconnait explicitement la liberté de culte et responsabilise l’État pour la protection des minorités culturelles et religieuses [7]. Bien que l’islam ait une place plus importante dans la réalité de la société, elle n’a officiellement pas de statut plus élevé que le bouddhisme ou le catholicisme, ce qui permet d’inclure les minorités et de montrer qu’être Indonésien n’est pas forcément égal à être de confession musulmane.

Dans la construction de l’identité indonésienne, les leaders indonésiens ont dû « choisir » des attributs identitaires auxquels la population de l’archipel pouvait s’identifier. Les entrepreneurs ethniques de Java ne pouvaient pas mettre en avant des mythes et symboles déconnectés de la réalité, le but recherché étant de réaliser une identité transversale à tous les groupes ethnoculturels. Le premier et principal attribut identitaire fut la langue : le Bahasa Indonesia. Cette langue est une standardisation du Melayu (dialecte d’une ethnie vivant principalement entre Bornéo, Sumatra et la Malaisie) complétée par de l’anglais, de l’arabe ou encore du néerlandais. Ensuite, deux symboles importants de la nation indonésienne, le drapeau et l’emblème Garuda, furent officialisés, ce dernier représentant la monture de la divinité hindoue Vishnu, ce qui montre la volonté des leaders indonésiens d’incorporer l’hindouisme dans la représentation de la nation indonésienne.

Garuda, l’emblème national

Le maintien de ce sentiment national

Afin de maintenir ce sentiment national, la « création » de la nation et de ses attributs s’accompagna de plusieurs initiatives. Des cérémonies telles que le jour de la proclamation de l’indépendance (17 août 1945) ou le jour du Pancasila (1er juin) participent à la formation d’une conscience collective indonésienne. De plus, des monuments comme le Monument national (Monas) à Jakarta, les statues de Sukarno et Hatta à Surabaya (Java-est) ou encore les multiples Monuments de Bambous à travers les villes du pays représentant la lutte pour l’indépendance permettent, à l’instar des symboles et héros indonésiens sur les pièces et billets de monnaie, de rappeler le sentiment national quotidiennement. Lors des 75 ans de la proclamation d’indépendance du pays le 17 août 2020, un nouveau type de billet (75 000 rupiahs pour commémorer les 75 ans) a même été mis en circulation afin de marquer l’évènement [8].

Monument de Bambou (Gedung Digulis) à Pontianak (Kalimantan-ouest) [9]

Conclusion

Ainsi, l’identité indonésienne existe de nos jours dans l’archipel et la grande majorité des habitants s’identifient à elle. Chaque individu a alors développé une « identité à trait d’union » [10] où l’identité indonésienne est commune (javanais-musulman-indonésien ; manggarai-catholique-indonésien ; balinais-Hindou-Indonésien). Ce sentiment national, primordial en vue de prévenir les tensions, connecte les habitants de l’archipel et crée une conscience commune nationale manquante à l’indépendance. Le cas indonésien permet donc d’illustrer un modèle réussi de gestion de la diversité, qui a réellement permis à ce pays de rester relativement uni dans cette diversité depuis plus de 75 ans.


[1Leclerc, Jacques. 2022. « Indonésie : situation géographique et données démolinguistiques »,
L’aménagement linguistique dans le monde, CEFAN, Université Laval.

[2Par la Compagnie des Indes orientales (VOC) jusqu’en 1799 puis par l’État néerlandais

[3Bertrand, Romain. 2001. « Indonesia Raya : les trois âges du nationalisme indonésien », Lusotopie, n°8, p. 197-214.

[4(Bhinneka Tunggal Ika venant du kawi ou vieux javanais écrit par un poète bouddhiste Mpu Tantular prônant la tolérance religieuse du temps de Majapahit)

[5Brocheux, Pierre, Samya El Mechat, Marc Frey, Karl Hack, Arnaud Nanta, Solofo Randrianja, Jean-Marc Regnault. 2012. « Les tentatives de reconquête et leur échec ». Dans Les décolonisations au XXème siècle : la fin des empires européens et japonais, p. 49-63, Armand Colin.

[6Ministère des affaires religieuses de l’Indonésie. 2022. Jakarta, Indonésie. https://web.archive.org/web/20200903221250/https://data.kemenag.go.id/agamadashboard/statistik/umat

[7Constitution de l’Indonésie de 1945. 2022. https://jdih.bapeten.go.id/unggah/dokumen/peraturan/116-full.pdf

[8Wirajuda, Tunggul. 2020. « Band Indonesia releases special edition bank note for 75th Indepdendance day ». Kompas. 17 août 2020.

[9Rachma Putri. 2020. « The Digulis Monument in Pontianak city », Universitas Tanjungpura. 17 décembre 2020. https://international.untan.ac.id/the-digulist-monument-in-pontianak-city/

[10Cuche, Denys. 2016. La notion de culture dans les sciences sociales. Collection : Repères, la Découverte.

Étudiant à la Maitrise en Études internationales à l’Université de Montréal (UdeM), les recherches d’Alexandre Desmyttère se concentrent sur les dynamiques internes et externes de l’archipel indonésien. Son attention est principalement tournée à la fois sur les aspects identitaires (culturels, religieux et gestion de la diversité) du pays, mais aussi de ses relations internationales.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.