Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

La construction de la communauté économique de l’ASEAN

lundi 17 septembre 2018, par Jacques Dupouey

L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) est certainement une des organisations régionales les plus viables d’Asie du Sud-Est, dont le cinquantenaire a été célébré le 8 août 2017. Bien qu’ayant fixé parmi ses objectifs l’amélioration du marché formé par ses pays membres, l’ASEAN a, à ses débuts, donnée la priorité à la dimension politique du regroupement de ses États. Freiner l’expansionnisme communiste dans la région et la pacifier durablement comptaient plus que tout. Dix années auront été nécessaires après sa formation pour que l’ASEAN établisse son premier programme de coopération économique. Le processus s’est ensuite progressivement accéléré avec l’ambition de construire une communauté économique de l’ASEAN.

Malgré des avancées notables en matière d’intégration économique, de nombreux obstacles restent à surmonter : en sus du développement des infrastructures et du renforcement de la connectivité, il faut faciliter davantage l’alignement des pays retardataires, c’est-à-dire ceux dont l’économie est la moins avancée (Cambodge, Laos, Myanmar, Viêt-Nam), avec les États fondateurs de l’ASEAN (Malaisie, Indonésie, Thaïlande, Singapour, Philippines), et freiner, voire éliminer, les multiples barrières non tarifaires encore en application dans la région.

Un lent démarrage

L’intégration économique de l’ASEAN s’est d’abord appuyée sur un rapport remis en juin 1972 par une équipe des Nations-Unies, dit « rapport Kansu ». En se basant sur ses préconisations, les pays membres ont mis en œuvre plusieurs schémas de coopération industrielle et commerciale, tels que le Preferential Trade Agreement du 24 février 1977 (entré en vigueur en 1978 et révisé en 1987), le ASEAN Industrial Project du 6 mars 1980, le ASEAN Industrial Complementation du 18 juin 1981 et le ASEAN Industrial Joint-Venture de 1983. Globalement, ceux-ci ont produit de maigres résultats en raison de trop nombreux intérêts divergents entre les pays signataires.

En janvier 1991, les pays d’Asie du Sud-Est ont signé l’Accord de Libre-Échange de l’ASEAN (ASEAN Free Trade Agreement). Son but : améliorer le commerce intrarégional et éviter que les investissements étrangers ne se dirigent plutôt vers la Chine, l’Europe, ou encore l’Amérique du Nord, avec l’expansion de l’ALENA. Cet accord a été suivi du Basic Agreement on the ASEAN Industrial Cooperation Scheme du 27 avril 1996, qui a notamment permis le développement du secteur automobile dans la région.

Passer à la vitesse supérieure en créant un marché unique

C’est l’article 1.5 de la Charte de l’ASEAN du 20 novembre 2007 qui a affiché expressément le projet de création d’« un marché et [d’]une base de production uniques, stables, prospères, très compétitifs et économiquement intégrés », pour faciliter « le commerce et les investissements en s’appuyant sur la libre circulation des marchandises, des services et des investissements, la libre circulation des hommes […] et une plus grande circulation du capital ». Dans cette perspective, a été adopté en février 2009 l’accord ASEAN sur le commerce des marchandises (ASEAN Trade in Goods Agreement, plus communément désigné sous son acronyme ATIGA) qui vise l’abolition complète des tarifs douaniers entre pays membres, suite de l’accord-cadre ASEAN sur la libéralisation des services du 15 décembre 1995 (le ASEAN Framework Agreement on Services).

La libre circulation des travailleurs, ou plus exactement des personnes qualifiées, de même que la reconnaissance mutuelle des qualifications, sont également, et depuis longtemps, sur la table des négociations. Ainsi, le ASEAN Framework Agreement on Mutual Recognition Arrangements a été signé le 16 décembre 1998, suivi par le ASEAN Agreement on the Movement of Natural Persons le 19 novembre 2012. Un accord global sur les investissements au sein de l’ASEAN en date du 1er avril 2012 a notamment permis d’organiser les modalités de délivrance de visas, de permis de séjour temporaire et d’autorisation de travail pour favoriser les apports de capitaux et d’autres ressources.

Vers la consécration d’une communauté économique

L’ouverture des marchés de capitaux des pays de l’ASEAN a, elle aussi, fait l’objet de concertation. Elle a, dans un premier temps, conduit à un renforcement de la coopération financière et monétaire entre les membres de l’organisation. Mais il fallait aller plus loin et c’est ainsi que la Communauté économique de l’ASEAN, envisagée dès octobre 2003, a été officiellement déclarée constituée le 31 décembre 2015. Parvenir à la Communauté économique de l’ASEAN, c’est-à-dire réussir l’unification et l’extension de l’accord de libre-échange en vue de faciliter le commerce au sein d’un marché unique a fondé la base de l’ASEAN Economic Blueprint de 20 novembre 2007. Celle-ci s’est aussi renforcée par les accords de libre-échange négociés et signés collectivement ou dans un mode bilatéral avec les pays ou organisations régionales tiers (qualifiés de « partenaires de dialogue »). Citons à cet égard le 19e Sommet de l’ASEAN à Bali en novembre 2011, au cours duquel les dirigeants ont confirmé leur volonté de former à l’échelle asiatique [1] un accord global de partenariat économique, puis la négociation du Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP) du mois de mars 2013 dont la conclusion est espérée avant la fin de l’année 2018 [2].

Ainsi, la coopération entre États membres en vue de la mise en place de la Communauté économique de l’ASEAN est-elle devenue multisectorielle.

Des freins encore persistants, et notamment de nombreuses pratiques de protectionnisme

La réduction de l’inégalité de développement et de puissance économique entre États membres est un des objectifs essentiels que poursuit l’ASEAN. À cet égard, de nombreux programmes d’assistance sont mis en place au sein de la communauté des États membres. D’autres organisations régionales (principalement l’Union européenne), les pays partenaires de dialogue, ainsi que des institutions financières internationales (Banque mondiale, Banque asiatique du développement, Banque asiatique d’investissement des infrastructures, etc.) fournissent également un soutien indéfectible à cet objectif d’effacement de l’asymétrie de puissance et de modernisation de l’économie des pays les plus faibles. C’est une démarche nécessairement engagée sur le long terme. Dans la plupart des pays de la région, la corruption reste pratiquée à grande échelle et les dirigeants politiques, soucieux de préserver leurs pouvoir et leur autorité, manifestent une certaine réticence à l’endiguer, malgré des promesses et des déclarations de bonne résolution. Par ailleurs, persistent de nombreuses barrières non tarifaires, dont l’élimination figure pourtant parmi les défis mentionnés sous l’article 2(2)(n) de la Charte ASEAN.


[1Avec la Chine, le Japon, la Corée, l’Inde, l’Australie/ Nouvelle-Zélande et l’Union européenne.

[2Son principal objectif est de minimiser les effets négatifs causés par le « bol de nouilles » asiatique, cet enchevêtrement complexe d’une multitude d’accords de libre-échange conclus par les Etats d’Asie sur les plans bilatéral et multilatéral.

Docteur en droit, international public (Université Paris Nanterre) chercheur indépendant spécialiste de l’ASEAN, auteur de « La dimension juridique de l'intégration régionale des pays d'Asie du sud-est », Éditions Universitaires Européennes, 2017 ; à paraître également « Les droits de l’homme au sein de l’ASEAN : un régime de protection en construction » (article)

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