Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

La construction d’une base navale sur l’île de Jeju fait controverse en Corée du Sud

mardi 27 mai 2014, par Ok-kyung Pak

L’île de Jeju en Corée du Sud fait actuellement l’objet d’une controverse concernant la construction d’une base navale, initiée en 2011 sur sa côte ouest, à proximité du village de Ganjeong dans le cadre de la stratégie de défense menée par les États-Unis dans la région. La contestation par une importante partie des habitants de l’île reflète une lourde histoire de relations tendues entre Jeju et le continent, qui est intimement liée à une dimension identitaire qu’il est indispensable de prendre en compte pour comprendre l’opposition au projet.

Le gouvernement sud-coréen (avec le soutien des États-Unis) souhaite construire une base navale sur l’île de Jeju comme avant-poste de défense. Ce projet fait partie de la stratégie de défense promue par les États-Unis dans la région, qui considèrent que la Marine a besoin de plus de ports d’escale près des côtes de la Chine étant donné la montée en puissance de cette dernière [1]. Le village de pêcheurs et de plongeuses de Gangjeong, sur la côte ouest de l’île, n’est qu’à 480 km de distance de la Chine et est donc considéré comme un endroit stratégique permettant une réponse rapide à tout type d’activité militaire dans la mer Jaune et la mer de Chine de l’Est, séparant la Chine et le Japon.

Position stratégique de Jeju en Asie du Nord-Est. Crédits : UNESCO.

L’opposition au projet réunit la majorité des habitants de Jeju, qui sont parvenus à interrompre la construction à au moins sept reprises par le passé. En outre, 95% de la population s’est prononcé contre le projet au référendum de 2012 sur la question [2]. La population de l’île compte parmi ses appuis des ONG écologistes et des activistes du mouvement pacifiste. Les détracteurs du projet prétendent que, celui-ci faisant partie d’une stratégie militaire régionale visant à contenir l’expansion de la Chine, cela aurait pour effet d’entraîner les résidents de Jeju en première ligne des tensions militaires régionales, en plus de nuire considérablement à la préservation de l’environnement insulaire de Jeju.

Manifestation contre le projet de base navale, Jeju, 12 mars 2012. Crédits : The Marxist-Leninist Weekly. En ligne. http://www.cpcml.ca/Tmlw2012/W42025.HTM (page consultée le 27 mai 2014).

Si une minorité de gens, incluant quelques universitaires, voit des avantages importants, économiques et géopolitiques, à la participation active de l’île à la construction de la base, la majorité de la population de Jeju perçoit la décision du gouvernement sud-coréen de promouvoir la construction de cette base comme un exemple supplémentaire de sa tendance historique à l’abus de pouvoir. En plus du sentiment d’injustice qui marque depuis longtemps la population de Jeju, l’enjeu principal de la construction de la base navale est la destruction du gagne-pain et du lieu de vie des habitants, qui sont majoritairement pêcheurs et plongeuses (Haenyeos). Les plongeuses récoltent les produits de la mer et les vendent au marché à travers les coopératives auxquelles elles appartiennent. Si leur village se transforme en une base militaire, leur gagne-pain disparait, notamment en raison de la pollution qu’un tel projet entraîne inévitablement. Cela implique non seulement la destruction du gagne-pain des plongeuses, mais également celle de l’héritage culturel spécifique de Jeju qui est fondé sur cette activité [3].

Une plongeuse de Jeju. Crédits : Larry Johnson - CC BY 2.0.

Jeju est une petite île volcanique, située à la pointe sud-ouest de la péninsule coréenne. Sa population d’environ 550 000 habitants selon le dernier recensement forme environ 1% de la population totale de la péninsule coréenne. Bien que Jeju soit une province de la Corée du Sud, son climat et son environnement font en sorte qu’elle se distingue nettement du continent au plan de la géographie. Jeju est par conséquent un lieu touristique important pour les Sud-Coréens et les habitants de la région en général [4]. Pourtant, l’île de Jeju a une histoire beaucoup moins paisible que son paysage envoûtant ne le laisse croire. L’« événement du 3 avril », qui correspond au massacre en 1948 d’environ 30 000 civils en prélude de la Guerre de Corée, est encore vif dans les mémoires des habitants de l’île. Cet incident avait été précédé par un historique de violences de la part du gouvernement central depuis la chute du royaume de Tamna en 1105. L’île est tributaire d’un lourd passé de répression et d’exploitation par les dynasties issues du continent coréen (Koryo, Yi) et par les empires mongol et japonais. La tension entre l’île de Jeju et le continent est une constante historique qui façonne encore aujourd’hui la perception des habitants de Jeju face aux politiques du centre [5].

En plus de ces obstacles historiques, Jeju a dû payer les frais de sa « réalité insulaire ». L’île étant aux prises avec un environnement rude, des mers houleuses, une terre faite de roche volcanique et la rareté de l’eau qui en découle, le centre s’en est peu soucié par le passé. Entre 1629 et 1830, durant la dynastie Yi (1390-1910), l’accès au continent et toute activité de pêche était interdits aux habitants de Jeju. Ce sont les plongeuses de Jeju, lors de cette période, qui ont permis à l’île de survivre et font donc encore aujourd’hui partie intégrante de son identité spécifique [6]. Le principal défi qui se pose à Jeju aujourd’hui est de déterminer la meilleure voie pour maintenir son identité dans un contexte de mondialisation. La question identitaire (en particulier la préservation de l’héritage culturel de Jeju) est donc centrale à l’opposition au projet de base navale.

Il n’est pourtant pas évident de circonscrire précisément en quoi consiste cette identité. Le débat sur cette question parmi les intellectuels de Jeju est brûlant aujourd’hui et s’est cristallisé autour de trois interprétations concurrentes. La première stipule que la culture de Jeju est enracinée dans la civilisation chinoise, dont les principes confucéens auraient été transmis par la dynastie Yi [7]. Selon la deuxième école, il y avait, bien avant l’héritage confucéen, une culture indigène à Jeju, façonnée par son environnement naturel - et en particulier par la mer, le vent et le volcan - qui a été activement intégré à sa structure sociale [8]. Parmi les éléments distincts attribués à cette culture insulaire, on trouve notamment un système bilocal de parenté qui se distingue du système patrilinéaire propre au continent, fondé sur le mariage virilocal et rigoureusement hiérarchique en raison de ses fondements confucéens [9]. Enfin, la troisième école forme une synthèse de la première et de la seconde. Les deuxième et troisième interprétations attribuent à Jeju une identité distincte, une culture insulaire qui a dû composer avec l’isolement et les relations difficiles avec le centre, le manque de terre cultivable et d’eau portable, le décès récurrent des hommes qui périssent lors de la pêche en mer et le rôle central des femmes pour la survie des habitants de l’île.

Les conditions géographiques et démographiques semblent avoir façonné une culture insulaire très différente de celle de la péninsule, qui est à la source d’une identité distincte chez les habitants de Jeju. Toutefois, les recherches qui ont été faites jusqu’à présent au sein de cette perspective sont plutôt descriptives et assez dispersées. Il existe en effet un grand nombre d’études sur les différentes composantes d’une culture insulaire indigène – le système des plongeuses, les mythes de l’origine de Jeju, les rites chamaniques, le panthéon des 18 000 divinités, le dialecte de Jeju, le système de parenté, etc. – mais celles-ci sont traitées en isolation, indépendamment des autres. Une synthèse permettant d’offrir une image claire de la culture indigène de Jeju reste à faire pour comprendre comment elle se manifeste aujourd’hui dans les relations des habitants avec le gouvernement central.

Légende (photo de couverture) : Île de Jeju.
Crédits (photo de couverture) : KOREA.NET - Official page of the Republic of Korea - CC BY-SA 2.0.


[1Yeo, Andrew, 2013. “Will S. Korea’s New Naval Base Provoke Chine ?” in The Diplomat, éd. du 10 juin. En ligne. http://thediplomat.com/2013/07/will-s-koreas-new-naval-base-provoke-china/ (page consultée le 27 mai 2014).

[2Holm, Tim, 2013. “Mayor of Korea’s ‘Peace Village’ on His 7-Year Struggle Against the Government” in Asian Global Impact. En ligne. http://www.agimag.co.uk/tag/jeju-island/ (page consultée le 27 mai 2014).

[3Pak, Ok-kyung, 2013. “Matriarchal Cultures : The Minangkabau and Jeju” in The Jeju Weekly, éd. du 22 mai. En ligne. http://m.jejuweekly.com/articleView.html?idxno=3156 (page consultée le 27 mai 2014).

[4Bougon, François, 2012. « Un projet de base militaire divise les Sud-Coréens » in Le Monde, éd. du 5 juin. En ligne. http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2012/06/05/un-projet-de-base-militaire-divise-les-sud-coreens_1712937_3216.html (page consultée le 27 mai 2014).

[5Merrill, John, 1980, “The Cheju-do rebellion” in The Journal of Korean Studies 2 : 139-197.

[6Pak, “Matriarchal Cultures : The Minangkabau and Jeju”.

[7Nemeth, David J., 1987. The Architecture of Ideology : Neo-Confucian Imprinting on Cheju Island. Los Angeles : University of California Press.

[8Chun, Kyung-soo, 2010. Cultural anthropology of Tamna-Jeju. Jeju : Minsowon.

[9Choa, Haejoang, 1979. An Ethnographic Study of a Female Divers’ Village in Korea. Thèse de doctorat, Département d’anthropologie, University of California, L.A.

Titulaire d'un doctorat en anthropologie de l'Université Laval, Ok-kyung Pak est chercheuse associée au CÉTASE.

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