Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

La Chine à la conquête de l’espace

jeudi 1er mars 2018, par Ping Huang

2018 sera une année marquante dans l’histoire de la Chine. C’est en effet cette année que le pays compte faire atterrir « en douceur » une sonde spatiale sur la face cachée de la Lune, du jamais vu dans l’histoire de l’exploration lunaire. Rappelons que la Lune et la Terre sont en rotation synchrone, le côté éloigné de la Lune étant en permanence tourné dos à la Terre. Les communications entre cette face cachée et la Terre sont ainsi extrêmement difficiles – principale raison pour laquelle aucun appareil humain ne s’y est jamais posé jusqu’à présent. Pour réussir son atterrissage, la Chine mise sur un plan en deux étapes : un satellite de 425 kg sera installé à 60 000 km de l’arrière de la Lune pour ensuite servir de relais de communication entre la Terre et la sonde qui y sera déployée dans un second temps. Pourquoi la Chine s’intéresse-t-elle à la face cachée de la Lune ? Que peut apporter cette exploration à la Chine ? Jusqu’à quel point maîtrise-t-elle les technologies nécessaires ? Pour répondre à ces questions, il convient dans un premier temps de regarder le projet d’exploration lunaire de la Chine.

Un projet d’exploration lunaire à la vitesse chinoise

Les programmes de recherche sur les véhicules lunaires ont été introduits à la Chinese Academy of Sciences au début des années 1960. Il faut attendre l’année 2000 pour voir paraître le premier livre blanc sur la stratégie spatiale chinoise, qui met en avant la conquête de la Lune comme étape préliminaire à l’exploration de l’espace lointain.

En janvier 2004, le projet d’exploration lunaire chinois est initié. Baptisé Chang’e, le projet comporte trois phases : la mise sur l’orbite (Rao), l’atterrissage (Luo) et le retour(Hui), lesquelles se sont déroulées, jusqu’à présent, à un rythme triennal.

La première phase a été entamée en 2007, avec la mise en orbite du premier satellite d’observation lunaire chinois (Chang’e-1) qui a effectué une mission d’une durée de 494 jours avant de s’écraser intentionnellement à la surface de la Lune le 1er mars 2009. Cette phase a notamment permis à la Chine d’établir une carte topographique de zones complètes de la surface lunaire, basée sur 1,37 téraoctet de données collectées avec des lasers altimétriques. La deuxième phase comprenait deux étapes : le lancement de Chang’e-2 en 2010 et l’alunissage « en douceur » de Chang’e-3 en 2013. La première a permis de valider les technologies clés pouvant être utilisées dans l’étape suivante, en particulier celles impliquées dans le contrôle de l’orbite et la surveillance des communications dans l’espace lointain.

Initialement conçu pour voyager jusqu’à 300 millions de kilomètres de la Terre et y revenir en 2029, le Chang’e-2 est devenu le premier astéroïde artificiel chinois, selon le Centre de contrôle aérospatial de Pékin. Avec Chang’e-3, l’objectif était de développer le premier astromobile du pays et de le déployer sur la Lune – objectif qui a été atteint. La troisième phase, qui prévoyait un retour de Chang’e-5 de la Lune sur la Terre en ramenant des échantillons de sol et de roches, a été repoussée suite à une panne de la fusée porteuse Long Mars 5 en 2017.

Malgré le retard du lancement de Chang’e-5, la Chine poursuit la quatrième phase de son projet lunaire : l’atterrissage de Chang’e-4 sur la face cachée de la Lune et l’exploration de ses pôles Sud et Nord, avec de multiples objectifs. Premièrement, mieux comprendre la formation et l’évolution de la Lune et de l’univers. La face cachée de la Lune a une topographie et un champ de gravité très différent de la face visible, ce qui a donné lieu à beaucoup de spéculations. Une exploration du terrain permettrait ainsi de fournir des informations importantes à cet égard. Deuxièmement, la face cachée de la Lune est à l’abri des interférences électromagnétiques de la Terre, ce qui en fait un lieu idéal pour effectuer des observations radioastronomiques à basses fréquences, un domaine dans lequel la Chine est en tête. Le pays envisage déjà d’y installer une base de recherche équipée d’un très grand radiotélescope de 100 km de diamètre [1]. Troisièmement, certains secteurs des pôles de la Lune peuvent recevoir pratiquement constamment la lumière du soleil – ce qu’on appelle les « pics de la lumière éternelle » [2] –, des zones idéales pour installer des centrales d’énergie solaire pour ensuite transmettre l’énergie à la Terre. Quatrièmement, les roches lunaires sont riches en ressources naturelles, dont l’hélium-3, un gaz léger pouvant servir pour des centrales nucléaires à fusion contrôlée. Il est abondant à la Lune mais n’existe quasiment pas sur Terre. Selon une étude, 25 tonnes d’hélium-3 pourraient soutenir un an de consommation d’électricité aux États-Unis [3].

Pour la Chine, l’exploration de la Lune est considérée comme un symbole de prestige national. Mais son ambition est loin de s’arrêter à la Lune. L’Académie des sciences de Chine (ASC) a dévoilé, dans sa « Feuille de route 2050 pour le développement de la science et des technologies spatiales » (2009), ses objectives à long terme : l’envoi de Taïkonautes [4] sur la Lune en 2030, l’installation d’une base lunaire habitée à court terme en 2040 et le premier voyage humain vers Mars en 2050 [5]. Le président Xi Jinping déclarait ainsi : « Construire une puissance aérospatiale est le rêve de la nation chinoise » [6].

Une nouvelle puissance émergente dans le marché des lanceurs spatiaux

La démonstration de force de la Chine dans l’espace a eu des répercussions économiques. Il s’agit en effet d’un excellent moyen de promouvoir les produits de l’industrie aérospatiale chinoise, notamment en lui permettant de prendre la tête des pays émergents en ce qui concerne la maîtrise du lancement de véhicules spatiaux, un secteur qui est en pleine expansion. Selon les chiffres du Satellite Industry Association, les revenus mondiaux de l’industrie du lancement de satellites commerciaux ont atteint 5,5 milliards de dollars en 2016, contre 2,7 milliards de dollars en 2007 [7].

Les pays qui possèdent la capacité de lancement de satellites commerciaux constituent en effet un club très fermé [8]. Après cinq ans d’absence dus aux restrictions imposées par la réglementation américaine International Traffic in Arms Regulations (ITAR), qui interdit à tout satellite contenant un composant « sensible » made in USA d’être lancé par les fusées chinoises, la Chine est redevenue, en 2005, un compétiteur important sur le marché mondial des lanceurs de satellites commerciaux. Depuis, le pays connaît des progrès rapides dans ce secteur.

Pour répondre à la fermeture du marché américain, la Chine se tourne vers ses alliances stratégiques et mise sur le développement du marché « non ITAR ». Ainsi, ses principaux clients sont les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, tels que le Pakistan, la Turquie, le Nigeria, le Venezuela et l’Argentine. Elle a également lancé six satellites fabriqués par la compagnie européenne Thales [9]. En 2016, la Chine a procédé 20 lancements commerciaux, soit 31 % du marché mondial, une performance qui lui permet d’accéder à la première place du podium [10].

Ainsi la réussite du programme d’exploration lunaire permet à la Chine de se poser en acteur incontournable dans la conquête spatiale et notamment d’affirmer son ambition de développer une industrie aérospatiale compétitive à long terme. 2018 sera une année de lancements de grande intensité : plus de 10 satellites Beidou seront mis en orbite [11]. L’objectif est de construire un système de navigation par satellite couvrant les pays participants du projet « Une Ceinture, une Route » [12] d’ici fin 2018, et d’étendre ce système au monde entier d’ici 2020.

Légende (photo de couverture) : la face éloignée de la Lune photographiée par Apollo 16 (NASA, 1972).


[1« 探月之旅,选址月球背面着陆为哪般 (Le voyage d’exploration lunaire : pourquoi la face cachée de la Lune ?) » in Bureau de la science, de la technologie et de l’industrie pour la défense du Hubei, éd. du 21 septembre 2015. En ligne. http://www.hbgb.gov.cn/whwd/gfkp/8233.htm (page consultée le 6 février 2018).

[2Elvis, Martin, Tony Milligan et Alanna Krolikowski, 2016. « The Peaks of Eternal Light : A Near-Term Property Issue on the Moon » in Space Policy 38 : 30-38.

[3Singh, Timon, 2015. « Could mining helium-3 from the Moon solve Earth’s energy problems ? » in Inhabitat, éd. du 28 janvier 2015. En ligne. https://inhabitat.com/could-mining-helium-3-from-the-moon-solve-earths-energy-problems/(page consultée le 6 février 2018).

[4En chinois, Taikong signifie « espace ».

[5« Chine : alunissage prévu pour 2030 avec un vaisseau spatial habité » in Le Quotidien du Peuple en ligne, éd. du 6 novembre 2009. En ligne. http://french.peopledaily.com.cn/Sci-Edu/6676614.html (page consultée le 6 février 2018).

[6« 这些年,习总书记这样谈“航天梦” (Depuis ces dernières années, le président Xi parle du “rêve de l’espace”) » in people.cn, éd. du 10 novembre 2016. En ligne. http://politics.people.com.cn/n1/2016/1110/c1001-28850577.html (page consultée le 6 février 2018).

[7Satellite Industry Association, 2011. State of the Satellite Industry Report. August 2011. En ligne. https://www.sia.org/wp-content/uploads/2014/09/2011-State-of-Satellite-Industry-Report-Full-2010-Employment-Update-external-09-07-2011.pdf (page consultée le 6 février 2018).

[8En janvier 2013, douze pays disposent de leur propre lanceur : les États-Unis, la Russie, la France, le Japon, la Chine, le Royaume-Uni, l’Inde, Israël, l’Iran, la Corée du Nord, la Corée du Sud et l’Agence spatiale européenne (ESA).

[9« 长城公司发射服务班组 » in China Aerospace Science and Technology Corporation, éd. du 17 janvier 2013. En ligne. http://www.spacechina.com/n25/n142/n154/n188/c347809/content.html (page consultée le 6 février 2018).

[10Satellite Industry Association, 2016. State of the Satellite Industry Report. June 2016. En ligne. https://www.sia.org/wp-content/uploads/2016/06/SSIR16-Pdf-Copy-for-Website-Compressed.pdf (page consultée le 6 février 2018).

[11Beidou est l’un des quatre Global Navigation Satellite Systems (GNSS) dans le monde :US Global Positionning System (GPS) pour les États-Unis, GALILEO pour l’Union européenne et Global Navigation Satellite System (GLONASS) pour la Russie.

[12Lancée en 2013 par la Chine et regroupant 65 pays et régions, l’initiative « Une Ceinture, une Route » consiste à relier par de nouvelles infrastructures l’Asie, l’Europe, l’Afrique et l’Amérique du Sud.

Ping Huang est Docteure et chercheure associée au Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation, Institut d’études internationales de Montréal. Issue d’une double formation d’ingénieur en télécommunication et de géographe, Ping Huang est spécialiste sur les questions liant la gouvernance et les technologies de l’information et de la communication (TIC). Elle poursuit ses recherches sur les principaux instruments de la diplomatie chinoise : la diplomatie numérique, la gouvernance d’Internet, la diplomatie d’entreprise, les nouveaux médias. Elle enseigne les politiques étrangères de la Chine dans différentes universités québécoises.

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