Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

L’impact genré de la Covid-19 en Asie du Sud-Est

lundi 22 novembre 2021, par Judith Kohl

La Covid-19 ne discrimine pas, mais les effets collatéraux de l’épidémie ont eu des conséquences genrées disproportionnées. De la sécurité alimentaire aux difficultés financières, en passant par le poids des responsabilités familiales, les femmes en Asie du Sud-Est doivent prendre des mesures plus drastiques pour atténuer les impacts de la pandémie [1]. La présente note de l’Observatoire québécois des droits de la personne montre que la Covid-19 a amplifié la vulnérabilité des femmes en Asie du Sud-Est. Assujetties à des inégalités structurelles, provenant des normes sociales, elles ont accès à moins de mesures de soutien, assument principalement la charge émotionnelle liée aux inquiétudes concernant la pandémie et sont assujetties à plus de violence qu’auparavan [2].

Pandémie et marché du travail

Les secteurs informels et formels hautement féminisés, comme la restauration et l’hôtellerie, les petits services, le travail domestique, le travail manufacturier, mais aussi la santé, ont été fortement affectés par les politiques de mitigation de la Covid-19. Au Laos, le pourcentage des femmes travaillant dans le secteur informel est le plus élevé avec 90,4%, mais il s’élève jusqu’à 80% au Vietnam [3], 77,2% au Cambodge, 71,3% au Myanmar, 65,4% [4] en Indonésie, 56,4% [5] aux Philippines, 45,1% [6] en Thaïlande et 43,7% [7] en Malaisie. Une majorité des femmes occupant ces emplois ont été suspendues ou licenciées en raison des mesures de confinement, les empêchant de gagner un revenu pour leur famille.

Au Cambodge, 40% des 800 000 travailleuses du vêtement ont été suspendues pendant 11 semaines [8]. Après le secteur de l’agriculture, le secteur du textile engage le plus de travailleuses de manière informelle [9]. Les contrats de travail sont de courte durée, permettant aux employeurs de licencier les travailleuses sans répercussions et empêchant un contrôle gouvernemental assidu [10]. Pour compenser les pertes faites pendant la pandémie, les employeurs ont licencié plusieurs milliers de travailleuses sans payer leur salaire ni leurs indemnités de départ [11]. Lorsque les travailleuses du vêtement sont retournées au travail pendant la deuxième vague, peu de mesures sanitaires avaient été mises en place et 17 000 travailleuses de plus de 206 manufactures ont dû passer en quarantaine [12].

En Indonésie, 68% des travailleurs de la santé et des soins s’occupant des malades, et 74% des médecins et des infirmières, sont des femmes. Ces femmes courent un risque élevé de contracter elles-mêmes la maladie en raison de contacts étroits avec les patients des services hospitaliers et des unités de soins intensifs [13]. De plus, suite à la fermeture des écoles, elles sont forcées de jongler entre leurs responsabilités professionnelles, les tâches ménagères et les responsabilités parentales, et risquent de passer la maladie aux membres de leur famille [14].

Pandémie et hausse des violences envers les femmes

La pandémie a engendré une hausse des violences envers les femmes en Asie du Sud-Est. Avec l’entrée en vigueur du confinement, les ONG spécialisées en violence domestique ont enregistré une hausse d’appels téléphoniques de 37% [15] à Singapour et 112,2% [16] en Malaisie, alors que l’Indonésie a vu les cas de violence conjugale quintupler [17]. Au Timor oriental, où 59% des femmes ont subi des violences conjugales en 2015, la Covid-19 a exacerbé la vulnérabilité des femmes envers leurs conjoints [18]. De plus, les femmes dans la région ont généralement eu de la difficulté à avoir accès à un médecin [19].

Au Myanmar, les femmes ont été prises avec les « deux C », c’est-à-dire la Covid-19 et le coup d’État [20]. Selon une enquête de 2016, 21% des femmes birmanes avaient déjà été victimes de violence conjugale [21]. Les mesures de confinement menacent l’autonomie financière des femmes et les place dans une situation de dépendance envers leurs conjoints. De plus, depuis le coup d’état du premier février, la junte militaire aurait utilisé de la violence physique, et même sexuelle, comme moyen d’interrogation des femmes militantes qui ont été arrêtées [22]. Ainsi, la double crise amplifie le sentiment de vulnérabilité des femmes birmanes.

Les femmes migrantes, dans la région et à l’étranger [23], se retrouvent particulièrement vulnérables après avoir perdu leur emploi. Elles sont souvent dans l’impossibilité de renter dans leur pays [24], dépendent de leurs conjoints ou employeurs et courent le risque de rencontrer des trafiquants de personnes [25]. La Thaïlande compte plus de 2 millions de migrant.e.s documenté.e.s provenant des pays voisins, dont la moitié sont des femmes [26]. Beaucoup de ces migrantes se sont endettées après avoir perdu leur emploi et ont signé des prêts fixés à 25-30% par les usuriers ou les employeurs [27]. Malgré que le gouvernement ait mis à disposition des fonds d’aide d’urgence aux citoyen.ne.s, les migrantes n’avaient pas nécessairement accès à ces derniers ou n’en étaient pas au courant. Toujours en Thaïlande, les travailleuses du sexe sont également victimes d’une augmentation de la violence [28].


Femmes qui manifestent contre le coup militaire au Myanmar. Source : The Conversation, 21 mai 2021

Pandémie et communauté LGBTQIA+

La communauté LGBTQIA+ fait partie des communautés les plus vulnérables en Asie du Sud-Est, étant donné que Singapour, l’Indonésie, la Malaisie et le Myanmar ont des lois qui pénalisent les relations du même sexe et limitent l’expression de la diversité de genre [29], et que le Brunei fait partie des pays qui pénalisent les relations du même sexe par la peine de mort [30].

Or, la pandémie a empiré la réalité des personnes LGBTQIA+, qui se sont souvent retrouvées enfermées avec des membres de leur famille qui les rejetaient [31]. Aux Philippines, ces personnes ont accès à peu de services de base, 16% ayant un accès limité à de l’eau, 73% ayant un accès limité aux moyens de transport et 56% ayant un accès limité aux soins de santé [32]. En Indonésie, 50 à 60% des femmes transgenres n’ont pas de carte d’identité, une condition préalable à l’octroi d’une aide gouvernementale et à l’obtention des vaccins contre la Covid-19 [33].

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La pandémie a exacerbé les inégalités de genre qui existaient déjà auparavant dans les pays de l’Asie du Sud-Est. Malgré leur rôle essentiel dans les sociétés et économies de la région, les femmes n’ont que peu de ressources pour faire face à la crise sanitaire et économique. Or, l’Observatoire note que la pandémie a exposé le rôle fondamental des femmes, autant socialement qu’économiquement, ce qui pourrait pousser les gouvernements à inclure les secteurs de l’industrie informelle dans les régimes de sécurité sociale [34].

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Avec la collaboration de Kellyane Levac, Alexandre Pelletier, Jean-François Rancourt, Manuel Litalien et Dominique Caouette, de l’Observatoire québécois des droits de la personne.

Légende de la vignette : Manifestation de travailleuses du vêtement au Cambodge après la fermeture de plusieurs manufactures en raison de la Covid-19. Source : ABC News, 15 octobre 2020, https://www.abc.net.au/news/2020-10-16/cambodia-violet-factory-workers-demand-pay-after-coronavirus/12769364


[1World Bank, 2020. Women Endure COVID-19 Unequally to Men. Myanmar COVID-19 Monitoring. Washington, DC : World Bank, p.3. En ligne. https://openknowledge.worldbank.org/handle/10986/34888

[2Ibid, p.3.

[3Nguyen, Duy Loi, Binh Giang Nguyen, Thi Ha Tran, Thi Minh Vo et Dinh Ngan Nguyen, 2014. « Employment, Earnings and Social Protection for Female Workers in Vietnam’s Informal Sector » dans MPRA Paper, p.14. En ligne. https://mpra.ub.uni-muenchen.de/61989/

[4International Labor Office, 2018. Women and Men in the Informal Economy : A Statistical picture. Geneva : ILO, p.88. En ligne. https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/---dgreports/---dcomm/documents/publication/wcms_626831.pdf

[5Bersales, Lisa Grace S. et Vivian R. Ilarina, 2019. « Measuring the Contribution of the Informal Sector to the Philippine Economy : Current Practices and Challenges », Seventh IMF Statistical Forum, Measuring the Informal Economy, p.19. En ligne. https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&ved=2ahUKEwiqxMmE1cryAhVNKVkFHZVyCUQQFnoECAMQAw&url=https%3A%2F%2Fwww.imf.org%2F-%2Fmedia%2FFiles%2FConferences%2F2019%2F7th-statistics-forum%2Fsession-ii-bersales.ashx&usg=AOvVaw3bQsWnpgEK1qqvnKSF89pY

[6National Statistical Office, Thai Ministry of Information and Communication Technology, 2016. Executive Summary, p.1. En ligne. http://web.nso.go.th/en/survey/lfs/data_lfs/2016_iep_Executive_Summary.pdf

[7Department of Statistics Malaysia, 2020. Press Release, Informal Sector Work Force Survey Report, Malaysia, 2019, p.4. En ligne. https://www.dosm.gov.my/v1/index.php?r=column/pdfPrev&id=U0tMZmJudTkzNmhwdjZFb2FmVWxOUT09

[8Connell, Tula, 2021. « Survey : Cambodian Workers Struggle to Survive in Covid-19 ». Solidarity Center. En ligne. https://www.solidaritycenter.org/survey-cambodian-workers-struggle-to-survive-in-covid-19/

[9Lai, Julianna, 2020. « Covid-19’s Gender Problem in Informal Southeast Asia » dans New Perspectives on Asia, Center For Strategic & International Studies (CSIS). En ligne. https://www.csis.org/blogs/new-perspectives-asia/covid-19s-gender-problem-informal-southeast-asia

[10Human Rights Watch, 2015. « ‘Work Faster or Get Out’. Labor Rights Abuses in Cambodia’s Garment Industry ». En ligne. https://www.hrw.org/report/2015/03/11/work-faster-or-get-out/labor-rights-abuses-cambodias-garment-industry

[11Connell, 2021. « Survey : Cambodian Workers Struggle to Survive in Covid-19 ».

[12Clean Clothes Campaign, 2021. « Cambodian garment workers are hit hardest in the second wave of the COVID-19 pandemic ». En ligne. https://cleanclothes.org/blog/cambodia-garment-workers-covid19

[14The Jakarta Post, 2020. « COVID-19 has deepened Indonesia’s gender inequality, says Sri Mulyani. » En ligne. https://www.thejakartapost.com/news/2020/11/19/covid-19-has-deepened-indonesias-gender-inequality-says-sri-mulyani.html

[15United Nations Human Rights Special Procedures, 2020. Singapore’s Response on Gender-Based Violence Against Women and Domestic Violence (COVID-19). Genève : Unites Nations. En ligne. https://www.msf.gov.sg/policies/Women-Celebrating-Women/International-and-Local-Events-on-Women/PublishingImages/Call%20for%20submissions_COVID19_VAW_English%20300620.pdf

[16Jung, Yeong Pey, 2020. « Domestic Violence and the Safety of Women during the Covid-19 Pandemic » dans Penang Institute, p.5. En ligne. https://penanginstitute.org/wp-content/uploads/2020/12/Domestic-Violence-Covid-19.pdf

[17Jawa Pos News Network, 2021. « Kekerasan pada Perempuan dan Anak Meningkat 5 Kali Lipat Selama Pandemi Covid-19 ». En ligne. https://www.jpnn.com/news/kekerasan-pada-perempuan-dan-anak-meningkat-5-kali-lipat-selama-pandemi-covid-19

[18UN Women, « Women’s Needs and Gender Equality in Timor-Leste’s Covid-19 Response ». En ligne. https://covid19.alnap.org/system/files/content/resource/files/main/tl%20comms%20brief_29april_tv.pdf

[19Nieves, Carmen de Paz, Isis Gaddis et Miriam Muller, 2021. « Gender and COVID-19. What have we learnt, one year later ? », Policy Research Working Paper, World Bank. En ligne. https://openknowledge.worldbank.org/bitstream/handle/10986/35829/Gender-and-COVID-19-What-have-we-learnt-one-year-later.pdf?sequence=1&isAllowed=y

[20Khit, Naing, 2021. « Myanmar Hit by the Two Cs- Coup d’Etat and COVID-19 » dans The Irrawady. En ligne. https://www.irrawaddy.com/opinion/myanmar-hit-by-the-two-cs-coup-detat-and-covid-19.html

[21Chan, Victoria, 2021. « COVID-19 : The Impact on Gender-Based Violence and Peace in Myanmar » dans Global Justice Journal Queen’s. En ligne. https://globaljustice.queenslaw.ca/news/covid-19-the-impact-on-gender-based-violence-and-peace-in-myanmar

[22World Organisation Against Torture. « Myanmar : The junta abuses and tortures detained women ». En ligne. https://www.omct.org/en/resources/statements/myanmar-the-junta-abuses-and-tortures-detained-women

[23Caregivers Action Centre, Vancouver Committee for Domestic Worker and Caregiver Rights et Caregiver Connection Education and Support Organization and Migrant Workers Alliance for Change, 2020. Behind Closed Doors. Exposing Migrant Care Worker Exploitation During Covid-19. En ligne. https://migrantrights.ca/wp-content/uploads/2020/10/Behind-Closed-Doors_Exposing-Migrant-Care-Worker-Exploitation-During-COVID19.pdf

[25Kongnnov, Tith, 2020. « Women trafficking sees increase due to COVID-19 » dans Khmer Times. En ligne. https://www.khmertimeskh.com/50793024/women-trafficking-sees-increase-due-to-covid-19/

[26International Labor Organization, 2021. TRIANGLE in ASEAN Quarterly Briefing Note. Bangkok : International Labor Organzation. https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/---asia/---ro-bangkok/documents/genericdocument/wcms_735108.pdf

[27Chaiprakobwiriya, Nisanee, Sawinee Phuengnet, Nicha Phannajit et Sunwanee Dolah, 2020. Rapid Gender Analysis for COVID-19 : Gender Impact of the COVID-19 Pandemic on Migrants in Thailand. Bangkok : Raks Thai Foundation. En ligne. https://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/GiE_Learning_RGA_Migrants-in-Thailand_COVID-19_June2020.pdf

[28Laikram, Siwarut, et Shubham Pathak, 2021. « Legal Implications of Being a Prostitute Amid COVID-19 : A Gender-Based Research in Thailand » dans Abac Journal 41 (3) : 90-109. En ligne. http://www.assumptionjournal.au.edu/index.php/abacjournal/article/view/5596

[29Silverio, Ryan, 2020. « Impacts of Covid-19 on LGBTIQ organizations in the Souhtheast Asian Region » dans ASEAN Sogie Caucus. En ligne. https://aseansogiecaucus.org/activist-voices/144-impacts-of-covid-19-on-lgbtiq-organizations-in-the-southeast-asian-region

[30Zhang, Phoebe, 2020. « Love killer : How the Covid-19 pandemic has left the world a more violent place for the LGBTQ community » dans inkstone. En ligne. https://www.inkstonenews.com/society/love-killer-how-covid-19-pandemic-has-left-world-more-violent-place-lgbtq-community/article/3114499

[31University at Albany, 2021. « LGBTQ Rights in Southeast Asia Slow to Improve ». En ligne. https://www.albany.edu/news-center/news/2021-lgbtq-rights-southeast-asia-slow-improve

[32Molina, Aimae, Aimee Santos, Alexandra Pura, Ana Dizon, Charl Andrew Bautista, Faye Cura, Jeanette Kindipan-Dulawan, Kara Medina, Lindsey Atienza et Su Min Kim, 2021. Gender & Inclusion Assessment of the Impacts of the COVID-19 Pandemic on Vulnerable Women and Girls in the Philippines. Mandaluyong City : The United Nations Population Fund (UNFPA). En ligne. https://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/gender_report_v09.pdf

[33Amindoni, Ayomi, 2020. « Transgender : Perjuangan transpuan di masa pandemi virus corona – ‘Hidup seperti orang yang mati perlahanlahan’ » dans BBC News Indonesia. En ligne. https://www.bbc.com/indonesia/indonesia-52500732

[34Lai, 2020. « Covid-19’s Gender Problem in Informal Southeast Asia ».

Judith Kohl a complété sa maîtrise en études internationales, avec spécialisation en études régionales, à l’Université de Montréal en été 2021. Elle s’intéresse aux enjeux socio-économiques et aux droits des femmes en Asie du Sud-Est, et plus particulièrement aux droits des travailleuses dans l’industrie du vêtement au Cambodge.

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