Le réalisateur japonais Naruse Mikio excellait dans le shomin-geki — un genre qui met en scène des personnages appartenant aux couches inférieures de la société en proie aux difficultés économiques du vingtième siècle — et tentait de développer son propre sens des contraintes sociales qui en sont venues à caractériser le quotidien [3]. Bien que ne s’étant jamais prononcé sur sa position à ce sujet, Naruse a fait l’objet de plusieurs analyses féministes [4]. Cet article cherche à offrir une telle lecture de son œuvre Quand une femme monte l’escalier (1960), dans laquelle on reconnaît un Japon en plein changement et où la population est déchirée entre le traditionalisme et la modernité.
Naruse Mikio et Takamine Hideko (Keiko)
Au centre du film se trouve Keiko, une veuve qui subvient à ses besoins en tant qu’hôtesse dans des bars du quartier cosmopolite de Ginza. Elle cherche à survivre en tant que femme qui a perdu son mari ; son point d’ancrage dans la société. Du fait de sa beauté, de son caractère fier, et de son raffinement, elle se démarque et est perçue par plusieurs patrons comme l’attraction principale. Keiko représente ici cet ensemble de valeurs traditionnelles qui se veulent inflexibles aux transformations qui s’opèrent sur l’ensemble de la société nipponne d’après-guerre.
Dans le parcours de Keiko, l’escalier représente une métaphore importante. En effet, dès les débuts, alors qu’elle narre sa vie, on voit Keiko monter les marches qui mènent au bar où elle travaille, se disant qu’il n’y a rien de plus détestable pour elle que de devoir les monter. Ce dédain naît du fait que Keiko assimile le début de sa journée de travail au moment où elle monte ces marches, démontrant bien la dépendance qu’elle entretient avec l’escalier.
Plus tard dans le film, après avoir visité sa jeune amie, Yuri, qui jouit d’un succès auprès des hommes qu’elle-même ne connaît plus, Keiko retourne à son poste et, quand vient le temps d’« entamer sa journée », elle s’arrête pendant un court instant, puis repars de plus belle après avoir replacé son obi [5]. Cette brève pause, couplée aux circonstances nouvelles qui furent présentées, renforce cette impression qu’elle se sent prisonnière de sa condition : Keiko commence à prendre de l’âge et sa désirabilité cherche à s’effacer.
Elle devrait alors décider entre passer sa vie à travailler pour un autre, devenir une maîtresse pour sécuriser des fonds et ouvrir son propre bar, ou se marier. Par contre, ces alternatives impliquent toutes qu’elle doive rester soumise à la société patriarcale [6]. Elle tente alors, contre toute attente, de contourner ces compromis en levant elle-même les fonds nécessaires à l’ouverture de son établissement, ce qui lui permettrait de conserver le peu d’autonomie qui peut lui être attribuée.
Cependant, la frappante révélation du suicide d’une Yuri surendettée vient détruire la confiance que Keiko avait à l’égard de son plan. Désemparée, Keiko abandonne l’idée d’ouvrir son propre établissement et accepte plutôt la proposition de mariage de Sekine, un de ses anciens clients. Ce soir-là, quand elle remonte les marches du bar, elle sourit, réalisant qu’elle n’aura probablement plus jamais à les remonter. Elle les monte rapidement, sans hésitation.
Ici s’opère un intéressant choix de mise en scène : Keiko est montrée comme allant de droite à gauche, plutôt que de gauche à droite comme dans les séquences précédentes. Considérant que Naruse est reconnu pour sa mise en scène qui ne s’attarde jamais sur l’exploration de l’espace, le fait que l’escalier soit le seul endroit qu’il expose de façon attentive dans ce film est intéressant. C’est un changement dans sa façon de vivre qui s’explique par le fait que le bonheur, malgré qu’il soit synonyme de soumission à l’homme, semble finalement être à portée de main.
Seulement, Keiko apprend rapidement que Sekine avait déjà une femme. Son futur lui échappe à nouveau, et la séquence finale du film montre une Keiko qui, retombant dans ses vieilles habitudes, gravit les marches du bar, à nouveau de gauche à droite. La métaphore employée par Naruse véhicule un message important : alors que Keiko, une femme, s’acharne à monter, elle reste sur place. Malheureusement, telle est la condition féminine au Japon : en 2020, le Japon se situait au 121e rang en termes généraux d’égalités femmes-hommes [7].
Ces conclusions sont supportées par une pléthore de problèmes systémiques dans la société japonaise. En guise d’exemple, l’Université de Tōkyō reconnaissait, en 2018, avoir modifié les résultats d’examens d’entrée pour réduire le nombre de candidates, jugées comme « à risque » de quitter leurs fonctions à la suite de la naissance de leur premier enfant [8]. Aussi, le mouvement #KuToo, lancé en 2019 en écho au mouvement mondial #MeToo, fait encore rage aujourd’hui, dénonçant une variété de problèmes allant de l’imposition des talons hauts pour les travailleuses à l’attitude désintéressée des tribunaux devant les agressions sexuelles [9].
À l’instar de Keiko, qui se voit incapable de se lancer en affaire et qui doit se résoudre à sa condition de femme, les femmes au Japon sont victimes d’une stigmatisation importante de la part d’une société où la gent masculine cherche à tout prix à maintenir le contrôle sur l’économie [10]. Comme les femmes ne sont pas les bienvenues sur la scène entrepreneuriale japonaise, le film de Naruse est encore pertinent pour comprendre le statut de la femme dans le Japon contemporain, même plus de 70 ans après sa publication.