Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

L’ekiben : la boîte repas des chemins de fer japonais

mercredi 25 juin 2014, par Christopher Laurent

Les ekibens sont des boîtes repas disponibles dans la plupart des gares au Japon. Bien plus que de la restauration rapide, elles symbolisent le désir des consommateurs japonais de rester en contact avec les saisons et les régions au Japon [1]. Toute gare qui se respecte aura donc une ekiben à son nom, qui participe dès lors à la construction de l’identité régionale.

Quelques exemples de boites ekiben. Crédits : Jun Hayase.

Ces boîtes génèrent un grand enthousiasme auprès des consommateurs japonais avec des guides touristiques spécialisés et de nombreuses émissions thématiques dont raffole l’audimat japonais. Les avides collectionneurs peuvent quant à eux perfectionner leurs connaissances en consultant des sites Internet tenus par des « experts [2] » et suivre les aventures d’un passionné d’ekiben dans une série manga.

Couverture du manga Ekiben Hitori Tabi, volume 12. Crédits : Jun Hayase.

À la suite de la restauration Meiji, les premières lignes de chemin de fer ont été construites dans le but de moderniser et centraliser le Japon. La création de ce système ferroviaire a engendré de nombreux changements dans les habitudes de consommation japonaises avec le développement de centres commerciaux dans les gares. Les avis sont partagés sur les origines du premier repas à emporter ekiben. Selon les sources officieuses, l’auberge Shirokiya aurait été la première à vendre une ekiben le 16 juillet 1885 à la gare Utsunomiya [3]. Cette boîte contenait alors seulement deux boules de riz et du takuan (radis fermenté) enveloppés dans des feuilles de bambou. Cependant, on ne peut avoir de certitudes sur l’origine des premières ekibens, car la vente de repas à emporter pour les voyageurs existait bien avant l’arrivée du train.

Le lien entre les consommateurs japonais et leurs nourritures régionales exprime la nostalgie que les Japonais peuvent éprouver envers leur région d’origine. Cette nostalgie pour le village natal est sans doute due à l’urbanisation rapide du pays. Le furusato, terme traduit comme « village natal », est une terre de souvenirs qui représente non seulement la mémoire, mais aussi l’expression des sens [4]. On parle au Japon de furusato no aji, le goût du village natal. On aime manger parce que c’est bon, mais aussi parce que cela permet d’entrer en contact avec une tradition passée ou un lieu ancestral. Avec les ekibens, les consommateurs japonais peuvent associer certains goûts ou certains ingrédients avec leurs souvenirs d’une région.

Pouvoir classifier ce qu’on mange reste une démarche importante dans la construction d’une cuisine. Dans la cuisine japonaise, une distinction fondamentale existe entre le washoku et le yoshoku. Le premier indique les plats japonais alors que le second désigne les plats d’origine occidentale. Le sushi, par exemple, sera considéré washoku alors que le tonkatsu (côtes de porcs panées) sera considéré yoshoku. Bien entendu, cette dichotomie n’est pas parfaite car les plats yoshoku sont toujours préparés à la mode japonaise [5]. Les ekibens eux aussi remettent en cause cette classification polarisée, car le contenu de ces boîtes est à la fois clairement influencé par certains éléments de la cuisine occidentale tout en restant des spécialités régionales traditionnelles. Par exemple, la gare de Kobe sert une ekiben constituée de vin et de steak de bœuf.

Kobe wine ekiben. Crédits : http://www.hobidas.com.

Le temps et l’espace sont aussi représentés dans l’ekiben. La cuisine japonaise est une cuisine qui suit le fil des saisons, comme l’indique le terme culinaire shun qui signifie la variété des produits de saison. D’ailleurs, certains ekibens ne sont disponibles qu’à certaines périodes de l’année. Par exemple, la gare de Shizuoka change la composition de sa boîte chaque saison. Les festivals, jours fériés et anniversaires historiques ont très souvent une boîte à leur nom. La cuisine régionale appelée kyodo ryori occupe une place importante au sein de l’identité japonaise. La bonite de Kōchi ou le saumon de Hokkaido sont des symboles de fierté pour les communautés de ces régions. Les ekibens de ces régions doivent inévitablement incorporer leurs ingrédients emblématiques.

La boite bonite tataki de Kochi. Crédits : http://www.biglobe.ne.jp.

La fierté que les Japonais éprouvent envers leur cuisine régionale va à l’encontre de l’image homogène que la plupart des gens se font du pays. Le satoyama, défini par certains experts comme le terroir japonais, donne naissance à une cuisine unique qui est le fruit d’un environnement et d’une culture singulière [6]. Ces cuisines régionales sont, bien entendu, présentes dans les ekibens. Cependant, certaines ekibens, comme la langue de bœuf grillée de Sendai, bien que reconnues par les guides touristiques, n’occupent que très peu de place dans les traditions des régions auxquelles elles sont associées. Une énigme se pose alors : une ekiben devient-elle une spécialité lorsqu’elle incorpore les traditions locales ou la tradition locale est-elle créée par la commercialisation de cette boîte ? Dans les deux cas, les ekibens jouent un rôle incontournable dans la construction de l’identité régionale.

La boite de langue de bœuf grillé de Sendai est la plus populaire au Japon. Diffusée dans l’émission Imadoki.

Bien que les ekibens existent depuis les débuts du chemin de fer, la grande diversification de ce produit n’apparaît que plus tard lors du développement fulgurant de l’économie japonaise [7]. Durant cette période, le tourisme régional japonais se développa d’une manière différente des pays occidentaux. Au Japon, lorsqu’on manque de temps pour voyager, on fait l’expérience d’un site en consommant sa nourriture et en rapportant des spécialités qui peuvent être partagées. Les commerçants et gouvernements locaux ont très rapidement saisi cette occasion pour développer et commercialiser leurs ekibens. La création de nouveaux repas peut être le fruit d’une décision concertée de la communauté ou le résultat d’un concours régional. Il en advient que les ekibens officielles d’une gare approuvée par la Japan Travel Bureau sont très souvent produites en masse dans des usines. Les plus populaires sont ensuite exportées vers les grandes métropoles. Le magasin ekibenya matsuri [8] dans la gare centrale de Tokyo attire les foules venues acheter les ekibens les plus connues au Japon.

Sélection d’ekiben disponible à la gare de Tokyo. Crédits : Shirley Wong.

Au Japon, la cuisine régionale illustre la diversité culturelle du pays, ce qui s’observe notamment au travers des boîtes ekibens. L’ekiben permet au consommateur de s’harmoniser avec un moment du passé, une tradition culturelle et une région typique. Ces boîtes ne sont pas que de simples réceptacles culturels, car elles participent elles-mêmes à la construction de diverses identités régionales. Bien que certaines boîtes soient le fruit de la commercialisation, authentiques ou non, elles représentent aujourd’hui ce désir d’apprécier la pluralité culinaire au sein d’un pays jugé homogène par ses habitants [9].

Légende (photo de couverture) : Ekiben de la région de Nara.
Crédits (photo de couverture) : Jessica Spengler.


[1Noguchi, Paul H. 1994. “Savor Slowly : Ekiben : The Fast Food of High-Speed Japan, Ethnology,” Vol. 33, No. 4 (Autumn), pp. 317-330.

[2Ce site présente près de 600 types de boites ekiben : http://kfm.sakura.ne.jp/ekiben/.

[3Kanaya, Shun’ichirō. 2010. Ekiben to rekishi o tanoshimu tabi : besuto hyakushoku oishii shisekimeguri. Tōkyō : PHP Kenkyūjo. En ligne. http://ekibento.jp/study-ekibenhistory.htm (page consultée le 25/06/2014).

[4Robertson, Jennifer. 1988. “Furusato Japan : The Culture and Politics of Nostalgia.” International Journal of Politics, Culture, and Society 1 (4) : 494–518 ; Creighton, Millie. 1997. “Consuming Rural Japan : The Marketing of Tradition and Nostalgia in the Japanese Travel Industry.” Ethnology : 239–254.

[5La distinction entre les éléments japonais et les éléments d’origine occidentale existe à plusieurs niveaux avec par exemple la dichotomie vêtement japonais (wafuku) et vêtements occidentaux (yofuku).

[6Mesmer. 2010. “Avec l’initiative Satoyama, le Japon se lance dans la protection des terroirs.” Le Monde, 10–28. En ligne. http://www.lemonde.fr/planete/article/2010/10/28/avec-l-initiative-satoyama-le-japon-se-lance-dans-la-protection-des-terroirs_1432312_3244.html (page consultée le 25/06/2014).

[7Hayashi, Junshin, and Shinobu Kobayashi. 2000. Ekibengaku kōza. Tōkyō : Shūeisha.

[8Pour les gens de passage à Tokyo, voici un plan : http://www.nre.co.jp/shop/db/detail_00609/.

[9Pour plus d’informations à ce sujet voir : Befu, Harumi. 2001. Hegemony of Homogeneity : An Anthropological Analysis of “Nihonjinron”. Trans Pacific Press.

Candidat au doctorat en anthropologie à l’Université de Montréal, Christopher Laurent étudie les liens affectifs et économiques entre zones urbaines et rurales véhiculés au travers de la cuisine régionale japonaise.

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