Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Interroger la santé publique en Inde : les populations autochtones et les disparités dans les services de santé

vendredi 18 mars 2022, par Marwan Attalah

Le 28 janvier 2021, au Forum économique mondial de Davos, le Premier ministre indien, Narendra Modi, a fièrement déclaré : « In a country which is home to 18 percent of the world population, that country has saved humanity from a big disaster by containing corona effectively » [1]. Comme l’a souligné Jean-Luc Racine, Modi a déclaré la victoire de l’Inde trop tôt. Lorsque la deuxième vague a frappé le pays en avril 2021, la situation est rapidement devenue incontrôlable et particulièrement alarmante en termes de nombre de cas et de décès [2]. Bien que la crise du coronavirus soit une crise à part entière, elle a mis en évidence de manière spectaculaire les faiblesses structurelles du système de santé indien [3]. Cependant, les insuffisances de ce système sont encore plus importantes pour les groupes socialement ou géographiquement marginalisés, et les communautés autochtones indiennes appartiennent bien souvent à ces deux catégories.

En Inde, la population « tribale » ou autochtone représente 8,6 % de la population du pays, soit plus de 100 millions de personnes [4]. Ces peuples, que l’État qualifie de Scheduled Tribes, de communautés tribales ou Adivasi, sont protégés par plusieurs dispositions de la Constitution ainsi que par des programmes gouvernementaux spécifiques [5], et 705 groupes sont reconnus comme appartenant à cette catégorie dans le sous-continent [6].

Carte de la répartition géographique des tribus répertoriées en Inde, selon le recensement de 2011 [7]

Selon le rapport gouvernemental Tribal Health in India : Bridging the Gap and a roadmap for the future publié en 2018, le système de santé actuel ne parvient toujours pas à apporter des soins adéquats à ces communautés et à combler le fossé entre les populations tribales et leurs homologues nationaux [8]. Ce rapport indique que la faiblesse des infrastructures – hôpitaux, cliniques et dispensaires – et les difficultés liées à la prestation de services sont les principaux problèmes auxquels se heurte la mise en œuvre des régimes de santé publique auprès des communautés tribales. En effet, la plupart des communautés autochtones résident dans les terres forestières ou dans des régions montagneuses. Or, les réseaux de transport sont souvent peu développés dans ces zones, faute d’entretien et de financement [9], ce qui rend l’accès aux communautés difficile pour le personnel médical. La majorité des grands centres hospitaliers sont situés dans les villes, elles-mêmes souvent éloignées des lieux où vivent ces communautés. De plus, l’accès aux soins est un enjeu à plusieurs facettes, dont les aspects matériels, tels que la disponibilité des traitements et la proximité des infrastructures médicales, ne sont qu’une d’entre elles. La discrimination, les préjugés ou le manque de sensibilisation aux services de santé moderne constituent aussi de réels obstacles pour bénéficier de soins décents.

Dans les deux dernières décennies, le gouvernement indien a grandement œuvré afin de fournir des services de santé publics dans les zones éloignées et résorbé les déserts médicaux. Ces objectifs ont été principalement poursuivis dans le cadre du programme de santé publique de la National Rural Health Mission (NHRM) (2005-2013) et par la suite à travers la National Health Mission (NHM) (2013-2020). Afin d’améliorer l’accessibilité, l’une des mesures phares de ces missions était la mise en place et le développement d’un grand nombre de centres de santé spécialisés, de petites et moyennes tailles, en zone rurale [10]. Ces derniers proposent des prestations de première nécessité à la fois abordables et de qualité.

Distribution des doses du vaccin COVAXIN à Guwahati dans le Nord-Est de l’Inde [11].

Bien qu’ambitieuses dans leurs objectifs, la NRHM et la NHM ont permis d’accroître la prestation globale des soins de la santé publique et de réduire l’écart entre les centres urbains et ruraux. Néanmoins, ces missions se confrontent à plusieurs difficultés. Tout d’abord, malgré l’extension de la couverture médicale d’un point de vue territorial, ces nouvelles mesures ont mis à rude épreuve un système public déjà faible. Comme l’ont fait remarquer de nombreux chercheurs, l’Inde ne peut espérer surmonter ces problèmes sans augmenter radicalement ses dépenses domestiques en matière de santé [12]. Ensuite, la pénurie de ressources humaines a été identifiée comme un défi majeur dans la mise en œuvre de la NHRM et de la NHM. On peut noter que le manque de personnel infirmier et de médecins est également lié au sous-financement [13]. Par ailleurs, ces missions avaient essentiellement pour objectif de pallier les insuffisances en zones rurales sans forcément cibler les peuples autochtones [14]. Par exemple, une étude sur la santé maternelle dans le Maharashtra montre que l’amélioration générale des soins en santé postnatale, suite à la mise en place de la NHRM, n’a pas eu d’impact positif dans les communautés tribales [15]. Comme il est souligné dans ces études, le fait qu’aucun programme particulier n’ait été établi pour répondre aux besoins spécifiques des peuples tribaux est préoccupant.

Malgré les progrès réalisés avec la NRHM et la NHM pour mettre en place des centres de santé proches des communautés, leur portée reste limitée. Le fait que le système soit soumis à une forte tension et que les praticiens ne soient pas spécifiquement formés pour composer avec les cultures autochtones mène les populations tribales à se replier sur elles-mêmes au lieu de se diriger vers les services de santé publique. De plus, la présence de guérisseurs traditionnels au sein des communautés, qui proposent une offre de guérison alternative, contribue aussi à ce repli. Finalement, de nombreux groupes considèrent que « traditional medicines suit their bodies more than modern ones » [16]. Le recours au biomédical n’est donc pas toujours le premier choix des communautés pour guérir leurs maux.

Pour remédier à ces défaillances, le rapport du gouvernement a insisté pour que les secteurs publics collaborent avec les communautés autochtones, notamment en matière d’hygiène et d’éducation à la santé, mais aussi sur la nécessité de les intégrer dans les processus décisionnels. Cette collaboration pourrait amener les guérisseurs traditionnels à être reconnus par les autorités publiques au lieu d’être mis en concurrence avec les centres de santé publics ou privés. Dans le cadre actuel, l’incorporation et la légitimation de leurs pratiques de guérison ainsi que de leurs savoirs pourraient contribuer au bien-être général des communautés. Néanmoins, ces projets ne pourront voir le jour sans que l’Inde n’investisse massivement dans la santé publique, ce que le pays s’est engagé à faire en 2021. Les dépenses de santé publique, qui avaient plafonné autour de 2 % du PIB au cours de la dernière décennie, devraient doubler dans les prochaines années [17]. Il reste toutefois à voir si le gouvernement de Narendra Modi respectera ses engagements après la crise actuelle.

Légende de la vignette : Discours du Premier ministre Narendra Modi par vidéoconférence lors du dialogue du Forum économique mondial de Davos, le 28 janvier 2021. [Photo : Press Information Bureau on behalf of Prime Minister’s Office, Government of India, Wikimedia]


[1« PM’s address at the World Economic Forum’s Davos Dialogue ». 28 janvier 2021. https://www.pmindia.gov.in/en/news_updates/pms-address-at-the-world-economic-forums-davos-dialogue/

[2Jean-Luc Racine, « L’Inde face au Covid  : pandémie, État, société, géopolitique : », Hérodote N° 183, no 4 (9 décembre 2021) : pp. 143‑162, https://doi.org/10.3917/her.183.0143.

[3Frédérick Lavoie, « En Inde, la bourse ou la vie », Liberté, (333), 2022, 12 ; Harilal Madhavan, « La pandémie de Covid-19 en Inde  : peut-on encore parler du modèle Kerala  ? » :, Mouvements n° 105, no 1 (15 mars 2021) : 78‑91, https://doi.org/10.3917/mouv.105.0078.

[4Census Organization of India, Census 2011 (Consulté le 5 mars 2021). https://www.census2011.co.in/data.html.

[5La Cinquième et la Sixième annexe de la Constitution indienne concernent les droits des peuples autochtones et les Articles 366 (25) et 342 définissent plus spécifiquement ces groupes. Par ailleurs, bien que ces groupes appartiennent à la même catégorie politico-sociale, ils ont des formes de religiosité, des conceptions du monde, des héritages culturels et des positions politiques différentes.

[6En vertu de multiples décrets et amendements du gouvernement fédéral (1956, 1962, 1974, 1976, 1991, 2000).

[7« Scheduled Tribes in India ». Vikaspedia, Ministry of Culture, Government of India. https://vikaspedia.in/social-welfare/scheduled-tribes-welfare/scheduled-tribes-in-india

[8Ministry of Health and Family Welfare et Ministry of Tribal Affairs, « Tribal health in India  : Bridging the Gap and a Roadmap for the Future » (New Delhi : Government of India, 2018), p. 2.

[9ibid, p. 50.

[10Les Sous-Centres constituent les postes les plus proches des communautés pour la prestation de soins et servent avant tout à répondre aux besoins médicaux de base. Les Primary Health Centre (PHC), un peu plus grands, fournissent des soins de santé préventifs et curatifs, mais sont également actifs dans les services de bien-être familial. Les Community Health Centre (CHC) représentent les antennes les plus spécialisées et sont équipées pour les interventions chirurgicales et les soins médicaux intensifs.

[11« Now, fears of a COVID surge in India’s northeast » Al Jazeera, 10 mai 2021. https://www.aljazeera.com/news/2021/5/10/now-fears-of-a-covid-surge-in-indias-northeast

[12A.K. Sharma, « The National Rural Health Mission : A Critique », Sociological Bulletin 63, no 2 (2014) : p. 299.S. Gopalakrishnan et A. Immanuel, « Progress of Health Care in Rural India : A Critical Review of National Rural Health Mission », International Journal Of Community Medicine And Public Health 5, no 1 (23 décembre 2017) : 4, https://doi.org/10.18203/2394-6040.ijcmph20175758.

[13Ministry of Health and Family Welfare et Ministry of Tribal Affairs, « Tribal health in India  : Bridging the Gap and a Roadmap for the Future », pp. 53‑54.

[14Ibid, p. 61.

[15S. Jungari et B. Paswan, « Does the National Rural Health Mission Improve the Health of Tribal Women ? Perspectives of Husbands in Maharashtra, India », Public Health, The Health of Indigenous Peoples, 176 (1 novembre 2019) : pp. 50‑58, https://doi.org/10.1016/j.puhe.2019.02.019.

[16Bandita Boro et Nandita Saikia, « A Qualitative Study of the Barriers to Utilizing Healthcare Services among the Tribal Population in Assam », éd. par Judith Katzenellenbogen, PLOS ONE 15, no 10 (8 octobre 2020) : p.7, https://doi.org/10.1371/journal.pone.0240096.

[17BQ Desk, « Budget 2021 : Allocation To Healthcare More Than Doubles After Pandemic » Bloomberg Quint, 1 février 2021. https://www.bloombergquint.com/business/budget-2021-finance-minister-announces-new-health-scheme-with-rs-64180-crore-outlay

Marwan Attalah est candidat au doctorat à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) et l'Université Catholique de Louvain, et détenteur d’une maitrise en sociologie de l’UQÀM. Il est coordonnateur général de l’ERCA (Équipe de recherche sur les Cosmopolitiques Autochtones) et assistant de recherche au CÉRIAS (Centre d'études et de recherche sur l'Inde, l'Asie du Sud et sa diaspora). Dans le cadre de ses recherches, il s’intéresse aux luttes territoriales en Inde et au Brésil, ainsi qu’aux acteurs de la guérison en contexte autochtone.

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