En Inde, la population « tribale » ou autochtone représente 8,6 % de la population du pays, soit plus de 100 millions de personnes [4]. Ces peuples, que l’État qualifie de Scheduled Tribes, de communautés tribales ou Adivasi, sont protégés par plusieurs dispositions de la Constitution ainsi que par des programmes gouvernementaux spécifiques [5], et 705 groupes sont reconnus comme appartenant à cette catégorie dans le sous-continent [6].
Carte de la répartition géographique des tribus répertoriées en Inde, selon le recensement de 2011 [7]
Selon le rapport gouvernemental Tribal Health in India : Bridging the Gap and a roadmap for the future publié en 2018, le système de santé actuel ne parvient toujours pas à apporter des soins adéquats à ces communautés et à combler le fossé entre les populations tribales et leurs homologues nationaux [8]. Ce rapport indique que la faiblesse des infrastructures – hôpitaux, cliniques et dispensaires – et les difficultés liées à la prestation de services sont les principaux problèmes auxquels se heurte la mise en œuvre des régimes de santé publique auprès des communautés tribales. En effet, la plupart des communautés autochtones résident dans les terres forestières ou dans des régions montagneuses. Or, les réseaux de transport sont souvent peu développés dans ces zones, faute d’entretien et de financement [9], ce qui rend l’accès aux communautés difficile pour le personnel médical. La majorité des grands centres hospitaliers sont situés dans les villes, elles-mêmes souvent éloignées des lieux où vivent ces communautés. De plus, l’accès aux soins est un enjeu à plusieurs facettes, dont les aspects matériels, tels que la disponibilité des traitements et la proximité des infrastructures médicales, ne sont qu’une d’entre elles. La discrimination, les préjugés ou le manque de sensibilisation aux services de santé moderne constituent aussi de réels obstacles pour bénéficier de soins décents.
Dans les deux dernières décennies, le gouvernement indien a grandement œuvré afin de fournir des services de santé publics dans les zones éloignées et résorbé les déserts médicaux. Ces objectifs ont été principalement poursuivis dans le cadre du programme de santé publique de la National Rural Health Mission (NHRM) (2005-2013) et par la suite à travers la National Health Mission (NHM) (2013-2020). Afin d’améliorer l’accessibilité, l’une des mesures phares de ces missions était la mise en place et le développement d’un grand nombre de centres de santé spécialisés, de petites et moyennes tailles, en zone rurale [10]. Ces derniers proposent des prestations de première nécessité à la fois abordables et de qualité.
Distribution des doses du vaccin COVAXIN à Guwahati dans le Nord-Est de l’Inde [11].
Bien qu’ambitieuses dans leurs objectifs, la NRHM et la NHM ont permis d’accroître la prestation globale des soins de la santé publique et de réduire l’écart entre les centres urbains et ruraux. Néanmoins, ces missions se confrontent à plusieurs difficultés. Tout d’abord, malgré l’extension de la couverture médicale d’un point de vue territorial, ces nouvelles mesures ont mis à rude épreuve un système public déjà faible. Comme l’ont fait remarquer de nombreux chercheurs, l’Inde ne peut espérer surmonter ces problèmes sans augmenter radicalement ses dépenses domestiques en matière de santé [12]. Ensuite, la pénurie de ressources humaines a été identifiée comme un défi majeur dans la mise en œuvre de la NHRM et de la NHM. On peut noter que le manque de personnel infirmier et de médecins est également lié au sous-financement [13]. Par ailleurs, ces missions avaient essentiellement pour objectif de pallier les insuffisances en zones rurales sans forcément cibler les peuples autochtones [14]. Par exemple, une étude sur la santé maternelle dans le Maharashtra montre que l’amélioration générale des soins en santé postnatale, suite à la mise en place de la NHRM, n’a pas eu d’impact positif dans les communautés tribales [15]. Comme il est souligné dans ces études, le fait qu’aucun programme particulier n’ait été établi pour répondre aux besoins spécifiques des peuples tribaux est préoccupant.
Malgré les progrès réalisés avec la NRHM et la NHM pour mettre en place des centres de santé proches des communautés, leur portée reste limitée. Le fait que le système soit soumis à une forte tension et que les praticiens ne soient pas spécifiquement formés pour composer avec les cultures autochtones mène les populations tribales à se replier sur elles-mêmes au lieu de se diriger vers les services de santé publique. De plus, la présence de guérisseurs traditionnels au sein des communautés, qui proposent une offre de guérison alternative, contribue aussi à ce repli. Finalement, de nombreux groupes considèrent que « traditional medicines suit their bodies more than modern ones » [16]. Le recours au biomédical n’est donc pas toujours le premier choix des communautés pour guérir leurs maux.
Pour remédier à ces défaillances, le rapport du gouvernement a insisté pour que les secteurs publics collaborent avec les communautés autochtones, notamment en matière d’hygiène et d’éducation à la santé, mais aussi sur la nécessité de les intégrer dans les processus décisionnels. Cette collaboration pourrait amener les guérisseurs traditionnels à être reconnus par les autorités publiques au lieu d’être mis en concurrence avec les centres de santé publics ou privés. Dans le cadre actuel, l’incorporation et la légitimation de leurs pratiques de guérison ainsi que de leurs savoirs pourraient contribuer au bien-être général des communautés. Néanmoins, ces projets ne pourront voir le jour sans que l’Inde n’investisse massivement dans la santé publique, ce que le pays s’est engagé à faire en 2021. Les dépenses de santé publique, qui avaient plafonné autour de 2 % du PIB au cours de la dernière décennie, devraient doubler dans les prochaines années [17]. Il reste toutefois à voir si le gouvernement de Narendra Modi respectera ses engagements après la crise actuelle.
Légende de la vignette : Discours du Premier ministre Narendra Modi par vidéoconférence lors du dialogue du Forum économique mondial de Davos, le 28 janvier 2021. [Photo : Press Information Bureau on behalf of Prime Minister’s Office, Government of India, Wikimedia]