Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Il est venu le temps de s’attarder aux Mongols : Reconnaitre le potentiel heuristique des études mongoles

mardi 7 septembre 2021, par Jérémy Le Blanc-Gauthier

Bien qu’il y ait définitivement plus qu’une conclusion à retenir de la conférence annuelle 2021 de l’Association for Asian Studies (AAS), [1] une seule est ici notre objet d’attention  : l’importante place occupée par les études mongoles [2]. La chose peut étonner du fait que, si les études mongoles savent, jusqu’à un certain point, se faire valoir en études centre-asiatiques, elles brillent par leur absence en études est-asiatiques ; le constat est d’autant plus marqué dans le monde universitaire francophone et la littérature qui y est produite. Il suffit de s’attarder aux différents programmes d’études asiatiques [3] à l’internationale pour le constater  : la Mongolie y figure rarement [4]. Et pourtant, de porter attention aux études mongoles s’avère étonnamment heuristique au-delà même des frontières de leur objet. En effet, notre compréhension de l’Asie de l’Est semble se voir enrichie, même réécrite, par de récents apports des études mongoles.

La présentation du potentiel heuristique des études mongoles pourrait comprendre un grand nombre d’exemples mais, par nécessité d’économie, contentons-nous de cas récents abordés à la conférence 2021 de l’ASS, soit  : 1) la déconstruction de certains concepts en histoire de la Chine et, 2) l’investigation de certaines spécificités factuelles alors ignorées.

1. La déconstruction du sinocentrisme.

De manière générale, la Chine fut étudiée de manière sino-centrique tout au long du XXe siècle, et ce, même par la plupart des Occidentaux  : l’histoire Han a suffi à expliquer l’ensemble de l’espace impérial. Ce regard oublieux de la complexité et de la diversité de l’espace chinois permit la création de concepts participant davantage à la construction d’un passé imaginé qu’à une compréhension historique de la Chine. En bref, cette approche gomma la réelle complexité du passé chinois ; c’est du moins ce que nous font actuellement comprendre les études mongoles.

La conférence New Views on the "Conquest Dynasties", [5] remet sérieusement en question le concept de dynasties conquérantes introduit par le sinologue Karl Wittfogel [6]. L’idée d’un centre Han autonome, occupant la Chine de droits ancestraux, périodiquement envahi par des conquérants étrangers colonisateurs fut simplement rejetée. En effet, l’exemple de la cour de la dynastie mongole Yuan 元 (1271-1368) nous force à conclure que la gouvernance de l’Empire fut en fait multiethnique, incluant les Hans, et que les divisions politiques y dépassaient la simple dichotomie Mongols-étrangers vs. Hans-autochtones (Cho). À proprement parler, le concept de dynasties conquérantes ignore le fait que la Chine fut sous le règne de nomades pour plus de 1000 ans  : que reste-t-il de l’histoire de Chine sans les empires nomades ? [7].

La conférence Frontier Encounters and Knowledge Production in Qing Inner Asia : Competing Narratives between the Qing State and Travellers to Frontiers [8] questionna à l’aide de sources en mandchou, tibétain et mongol l’idée de frontière dans l’empire Qing 清 (1644-1912). Plus que ce simple espace de passage entre deux ensembles, la conférence brosse le portrait de la frontière comme un lieu de production de savoirs renseignant et enrichissant l’empire. Ainsi, l’idée de la frontière comme étant la dernière périphérie avant le commencement de l’altérité se voit investie d’une agentivité historique qui nous oblige à la questionner de manière autonome plutôt que comme la simple limite des centres civilisationnels hans. Bref, au sein des études mongoles, la frontière devient son propre centre d’investigation, elle devient un objet d’étude en soi.

De manière similaire, la conférence Cities of Nomads in Premodern Northeast Asia [9] révisa l’idée récurrente d’une dichotomie historique entre les espaces nomades et les espaces sédentaires dit civilisés [10]. En effet, l’archéologie des terres mongoles nous apprend que les régimes nomades comprenaient en fait des espaces urbains et semi-urbains soutenant les nécessités politiques et administratives des gouvernements. Ainsi, l’on doit retenir que le nomadisme de l’Asie du Nord-Est fut soutenu par un agencement urbain différent de celui des espaces agricoles, mais non moins important  : la distinction entre nomades (sauvages) et sédentaires (civils) [11] s’effrite devant l’archéologie des études mongoles.

Stuppa dans les steppes mongoles - Image par Herbert Bieser de Pixabay

2. L’apport factuel.

C’est du fait de la sociolinguistique que les études mongoles sont d’un apport factuel nécessaire [12]. En effet, la présentation Trajectories of Multilingualism and Translation in (Early) Modern East Asia, [13] conclut, de manière générale, que l’évolution linguistique de l’Asie de l’Est prémoderne nous suggère une réalité très complexe qui se définit par des phénomènes migratoires constants et des nécessités de cohabitation linguistique. Plus spécifiquement pour ce qui nous concerne, Johannes Lotze [14] a recours à l’histoire de la dynastie mongole des Yuan afin de cerner les réalités linguistiques de la dynastie lui succédant, soit les Ming 明 (1368-1644). C’est l’étude des pratiques linguistiques de l’empire mongol qui permet à Lotze, par comparaison, de cerner les dynamiques linguistiques des Ming. Brièvement, il en vient à la conclusion que le passage des Yuan aux Ming se marque par la transition d’un Empire Manifestement Multilingue (MME), où la norme est à la cohabitation des langues, à un Empire Multilingue Limité (LME), où la diversité des langues est ramenée vers l’idéal d’une lingua franca, [15] le chinois des Han en l’occurrence [16]. Ainsi, c’est par l’attention portée à la dynastie mongole que Lotze peut identifier deux particularités de la gouvernance Ming  : elle ne fut pas monolingue, mais la diversité linguistique fut limitée par la direction d’une langue maitresse.

Si la sociolinguistique des Yuan de Lotze nous informe des réalités de la Chine des Ming, l’histoire de la Mongolie intérieure présentée par Daigengna Duoer [17] dans « Towards a “Modern Manchu-Mongolian Buddhism” : Religious Spatializations Within the Greater East Asia Co-Prosperity Sphere » nous renseigne sur la pensée coloniale du Japon impérial (1895-1945). En étudiant l’histoire de la Mongolie intérieure et de la Mandchourie – qui étaient perçues comme une unité politique par le Japon impérial  : le Manmō [18] – Duoer parvient à expliciter la pensée panasiatique japonaise. Plus précisément, elle cerne l’instrumentalisation du bouddhisme japonais à des fins impériales ; c’est-à-dire, la volonté japonaise de placer le bouddhisme Gelug au sein d’une grande famille tantrique sous la tutelle du shingon. Il y eut en effet tentative du Japon de mobiliser le lamaïsme mongol afin d’intégrer le Manmō dans la sphère de coprospérité asiatique, [19] ce qui était compris comme l’« inévitable destinée » [20] des Mandchous et Mongols [21]. Les Japonais percevaient le tantrisme, tel que pratiqué en Asie continentale, comme corrompu. Ils se devaient donc de le mettre sous tutelle afin que les Mongols puissent atteindre leur plein potentiel [22]. De s’attarder au cas mongol – et mandchou dans cet exemple – nous renseigne sur la perception des Japonais sur l’altérité asiatique continentale dans leur programme de coprospérité [23].

Moulin à prière - Image par Erdenebayar Bayansan de Pixabay

Ces exemples, ci-haut présentés, n’en sont que quelques-uns parmi d’autres, mais ils sont suffisants afin d’illustrer qu’il est impensable que les études est-asiatiques de demain puissent se priver des apports de qualité des études mongoles. De s’attarder sérieusement à l’histoire et aux langues mongoles permettra certainement de réviser pour le mieux notre compréhension générale de l’Asie dans son ensemble [24].

Légende de la vignette : calligraphie mongole - Image par Erdenebayar Bayansan de Pixabay


[1Page d’accueil - Association for Asian Studies : https://www.asianstudies.org/. La conférence s’est déroulée du 21 au 26 mars 2021.

[2La division des sujets de la conférence annuelle 2021 de l’Association for Asian par espaces géographiques n’offre qu’à la Chine, au Japon et à la Corée le privilège de figurer en tant qu’espaces nationaux ; le reste de l’Asie se résumant à la sous division chinoise d’Asie intérieure, à l’Asie du Sud, à l’Asie du Sud-Est et, à la pragmatique, mais imprécise, catégorie des sujets transfrontaliers (Boarder Crossing). Cette division de l’Asie relève certainement plus des intérêts du monde universitaire que de balises objectives précises. L’on peut tenter de nuancer ce constat du fait que certains espaces asiatiques, tant historiquement qu’actuellement, se représentent mal au sein de l’idéal d’État-nation, l’Inde en étant un bon exemple. Tout de même, cette logique poussée à sa finalité suppose que les catégories de Japon, de Corée et de Chine sont tout aussi illusoires. De ce fait, les études mongoles ne figuraient pas à l’ordre des conférences de l’AAS per se ; et pourtant, la Mongolie comme espace et les Mongols comme vecteurs de cultures y figurèrent de manière significative dans plusieurs des présentations de la semaine.

[3À titre d’exemple, en contexte québécois, en date du 2021-04-05, le baccalauréat en études asiatiques de l’Université de Montréal, la majeure en études est-asiatiques de l’Université McGill et le certificat en langues et cultures d’Asie de l’Université du Québec à Montréal ne comprenaient, à eux tous, aucun cours spécifique sur la Mongolie.

[4Comme plusieurs autres pays d’Asie, reconnaissons-le, que l’on pense au Bhoutan, pour n’en nommer qu’un.

[5Organisée par Wonhee Cho (Academy of Korean Studies). Les panélistes étaient : Wonhee Cho (Academy of Korean Studies), Valerie Hansen (Yale University), Roslyn Hammers (University of Hong Kong), Karl Debreczeny (Rubin Museum of Art) et Johan Elverskog (Southern Methodist University) comme discutant.

[6Wittfogel, Karl A. et Jiasheng Feng, History of the Chinese Society : Liao, 907-1125, Philadelphie, American Philosophical Society, 1946, 752 pages.

[7Il fut également présenté à cette conférence que le bouddhisme gelug formait un système de légitimité politique impériale entrecoupant celui des dynasties. De ce fait, l’idée de dynasties conquérantes occulte les logiques de pouvoir ne se réduisant pas aux ethnicités consécutives des cours (Debreczeny)

[8Organisée par Anne-Sophie Pratte (Harvard University). Les panélistes étaient Kaijun Chen (Brown University), Lei Lin (Duke Kunshan University), Huiying Chen (University of Illinois), Anne-Sophie Pratte (Harvard University) et Matthew Mosca (University of Washington) comme discutant.

[9Organisée par Naomi Standen (University of Birmingham). Les panélistes étaient : Lance Pursey (University of Birmingham), Susanne Reichert (University of Bonn), J. Daniel Rogers (Smithsonian Institution), Josh Wright (University of Aberdeen), Naomi Standen (University of Birmingham) et Piper Gaubatz (University of Massachusetts) comme discutant.

[10Dans le sens de cité d’état civil.

[11Cribb, Robert et Li Narangoa. « Steppe empires », dans John M. MacKenzie, The Encyclopedia of empire, Hoboken, John Wiley & Sons, 2016, p. 2, soulignent que cette présentation du monde nomade comme sauvage est courante dans les sources dites civilisées.

[12Si la conférence Foreign Language Pedagogy, Acquisition, and Perception in Pre-Modern East and Inner Asia, organisée par Shuheng (Diana) Zhang (University of Pennsylvania) ne portait pas sur les études mongoles – à moins que l’on y intègre les Tangoutes – des éléments relatifs aux relation inter-linguistiques y sont certainement généralisables aux réalités mongoles.

[13Organisée par Johannes Lotze (Hebrew University of Jerusalem).

[14La présentation à l’AAS de Qiao Yang (Max Plank Institute for the History of Science), « Islamicate Astronomy and the Politics of Translation in the Yuan-Ming Transition », mobilise également les études mongoles. Mais, par nécessité de synthèse, son apport doit être réduit à cette seule mention en note de bas de page.

[15Lotze établit que la volonté de préserver le savoir mongol polyglotte put inciter à préserver un multilinguisme limité chez les Ming, plutôt que d’imposer un unilinguisme d’État.

[16Pour plus d’informations sur les positions de Lotze, voir sa thèse Translation of Empire : Mongol Legacy, Language Policy, and the Early Ming World Order, 1368-1453, Thèse de Doctorat (School of Arts, Languages and Cultures), University of Manchester, 2016, 270 p.

[17University of California.

[18Pour plus d’informations sur la notion de Manmō, voir  : Narangoa, Li, « Mongols Between Big Powers : The Idea of Man-Mō », dans Past and Present of the Mongolic peoples, Tokyo, Tokyo University of Foreign Studies, 2009 , p. 172-181 ; et, accessoirement, Narangoa, Li, « Japanese Imperialism and Mongolian Buddhism », Critical Asian Studies, Vol. 35, No. 4, 2003, p. 491-514.

[19Programme d’expansion colonial du Japon impérial afin de créer un bloc asiatique pouvant rivaliser avec les puissances occidentales.

[20Expression de Morooka Tamotsu (1879-1946).

[21Idée aux réminiscences de la destinée manifeste des Américains.

[22Dans l’optique japonaise, ce plein potentiel consistait à former une « life line », ou zone tampon, protectrice entre la Russie communiste et l’empire japonais.

[23Pour plus d’exemples sur l’apport des études mongoles en études du bouddhisme, voir  : Duoer, Daigengna. « Making the Esoteric Public : The Ninth Panchen Lama and the Trans-ethnonational Rituals of the Kālacakra Initiations in Early Twentieth-Century East Asia », Acta Mongolica, Vol.18, No. 532, 2019, pp.131-175 ; et Duoer, Daigengna. « From “Lama Doctors” to “Mongolian Doctors” : Regulations of Inner Mongolian Buddhist Medicine under Changing Regimes and the Crises of Modernity (1911-1976) », Religions, Vol. 10, No. 373, 2019.

[24Pour une présentation plus substantielle des apports envisageables des études mongoles, voir  : Biran, Michal, « Mobility, Empire and Cross-Cultural Contacts in Mongol Eurasia (Mongol) », Medieval Worlds, No. 8, 2018, p. 135-154.

Doctorant à l’Institut d’études religieuses de l’université de Montréal où il travaille, entre autres, sur le concept de kamikaze dans le Japon médiéval. Il y a préalablement complété un mémoire portant sur l’histoire de l’altérité dans le shintō.

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