Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

De Davao au palais de Malacañan, le parcours sanglant de Duterte

jeudi 1er février 2018, par Laurence Choquette Loranger, Vivien Cottereau

La participation récente de Justin Trudeau au 31e sommet de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) témoigne de la volonté d’accroître le rôle du Canada dans la région Asie-Pacifique. Néanmoins, ce rapprochement implique de composer avec l’enjeu des droits de la personne, particulièrement sensible aux Philippines. Le président philippin, Rodrigo Duterte, est en effet largement critiqué sur la scène internationale pour la politique de lutte contre la drogue qu’il mène depuis son arrivée au palais de Malacañan, résidence officielle des chefs d’État philippins. À la suite d’une campagne électorale organisée autour d’un discours sécuritaire et populiste où il s’était engagé à mettre fin au problème de toxicomanie, Duterte s’est lancé dans une véritable guerre contre la drogue. Sur le terrain, celle-ci a pris la forme d’une campagne punitive et sanglante qui, seulement trois décennies après le renversement du dictateur Marcos lors de la révolution « People Power », remet en question les acquis démocratiques du pays.

Avant d’accéder à la présidence, Duterte s’est fait connaître par son bilan en tant que maire de Davao, qu’il dirigeait d’une main de fer depuis 1987. Il affirme notamment y avoir éradiqué la criminalité et, effectivement, le taux de criminalité de Davao est devenu l’un des plus faibles des Philippines. Cependant, la sécurité a été payée au prix fort. Entre 1998 à 2014, des escadrons de la mort, tuant en toute impunité ceux suspectés d’entretenir des activités criminelles, y auraient assassiné près de 1500 personnes [1]. Au début des années 2000, Duterte allait jusqu’à annoncer personnellement par les radios locales le nom de ceux qui étaient suspectés d’entretenir des activités criminelles, afin de diriger ses escadrons de la mort [2]. Il a également avoué avoir personnellement tué de présumés criminels lorsqu’il était maire afin de montrer l’exemple à la police [3].

Légende : Rodrigo Duterte inspecte l’arme de Ronald dela Rosa en 1997. Ce dernier, alors officier de police à Davao, a depuis été nommé par Duterte chef de la police nationale. Renato Lumawag/Reuters.

Il ne fait aucun doute que les Philippines sont aujourd’hui sévèrement touchées par les problèmes liés à la drogue. La méthamphétamine, une drogue de synthèse extrêmement addictive et communément appelée « shabu », est le stupéfiant le plus répandu au pays. Selon une enquête commissionnée par l’agence gouvernementale philippine Dangerous Drugs Board, 1,8 million de personnes seraient dépendantes à cette drogue [4]. Pour résoudre ce problème, Duterte a mis en place à l’échelle nationale une politique similaire à celle qu’il employait à Davao pour lutter contre la criminalité. Le nombre de victimes attribué aux méthodes de Duterte oscille aujourd’hui entre 10 000 et 13 000, mais reste difficile à évaluer puisqu’un grand nombre des exécutions sont commises de manière extrajudiciaire. Dans les six premiers mois ayant suivi l’élection de Duterte, plus de 7 000 assassinats reliés à la drogue avaient déjà été commis par des policiers ainsi que d’autres personnes « armées et anonymes », soit environ 34 morts par jour [5].

En effet, Duterte a encouragé à de nombreuses reprises ses concitoyens à exécuter eux-mêmes les trafiquants et les consommateurs de drogue, tout en leur promettant l’impunité totale : « Jetez-les dans l’océan, dans les carrières. Faites ça proprement. Ne laissez aucune trace des corps » [6]. Par ailleurs, plus d’un million de personnes se seraient volontairement rendues aux autorités et une partie d’entre elles s’entassent désormais dans des prisons surpeuplées. Jusqu’à maintenant, la guerre contre la drogue a été en majeure partie dirigée envers les personnes issues des quartiers pauvres de Manille et des autres grandes villes du pays, pour qui l’accès à la justice est loin d’être évident. Les nombreux mineurs et innocents qui figurent parmi les victimes sont considérés par le Président comme des « dommages collatéraux ». Ainsi, c’est une campagne de répression systématique et généralisée que mène Duterte au nom de sa politique de lutte contre la drogue.

Son agenda politique a connu peu d’obstacles jusqu’à maintenant, puisqu’il détient une large majorité au Congrès. Ses rares opposants politiques font l’objet de campagnes de diffamation. C’est notamment le cas de la sénatrice Leila de Lima, accusée d’avoir monté un réseau de trafic de drogue alors qu’elle était ministre de la Justice. Pour plusieurs défenseurs des droits de la personne, son emprisonnement ne serait qu’une manière de faire taire la principale voix s’élevant contre la guerre sanglante de Duterte. Le Président a également ordonné à la police d’assassiner les militants pour les droits de la personne s’ils faisaient obstruction à la justice. Jusqu’à maintenant, 33 d’entre eux auraient été tués.

Par ailleurs, en mai dernier, Duterte a décrété la loi martiale sur Mindanao pour contrer les djihadistes du groupe Maute, affilié à l’État islamique, qui ont assailli la ville de Marawi en mai 2017. Si une telle loi pouvait alors se justifier, le président a ensuite menacé à plusieurs reprises de l’étendre à l’ensemble de l’archipel dans le cadre de sa guerre contre la drogue. Pour beaucoup aux Philippines, ces propos ravivent le souvenir amer de l’ancien dictateur Ferdinand Marcos, dont les huit années dictature militaire entre 1972 et 1981, ont été marquée par la corruption et une forte répression de l’opposition.

Le climat d’impunité prévalant actuellement aux Philippines, la dégradation constante des droits de la personne et les encouragements aux meurtres de Duterte sont extrêmement préoccupants. L’opposition, quoiqu’affaiblie et muselée, se fait malgré tout entendre. Alors que l’Église catholique, très présente aux Philippines, a appelé à la fin de la guerre contre la drogue et que des manifestations contre la politique mise en place par Duterte ont régulièrement lieu à Manille, de nombreuses critiques se sont faites entendre sur la scène internationale. Justin Trudeau, lors de sa dernière visite à Manille, a fait part à Duterte des inquiétudes relatives aux exécutions extrajudiciaires. Le président philippin, qui s’est dit insulté de ces propos, a répondu n’avoir de comptes à rendre qu’au seul peuple philippin.

Légende (photo de couverture) : L’une des victimes de la guerre contre la drogue de Duterte.
Crédits : Zeke Jacobs/NurPhoto via Barcroft Images


[1Zylberman, Joris, 2016. « Philippines : Duterte, président paralysé ou dictateur éclairé ? » in Asialyst, éd. du 10 mai. En ligne. https://asialyst.com/fr/2016/05/10/philippines-duterte-president-paralyse-ou-dictateur-eclaire/ (page consultée le 2 décembre 2017).

[2Human Rights Watch, 2009. You Can Die Any Time, Death Squad Killings in Mindanao. En ligne. https://www.hrw.org/sites/default/files/reports/philippines0409web_0.pdf (page consultée le 2 décembre 2017).

[3Specia, Megan, 2017. « Duterte, Philippine President, Boasts He Killed Someone as a Teenager », in New York Times, éd. du 10 novembre. En ligne. https://www.nytimes.com/2017/11/10/world/asia/philippines-president-duterte-killed.html (page consultée le 4 décembre 2017).

[4Gavilan, Jodesz, 2016. « DDB : Philippines Has 1.8 Million Current Drug Users » in Rappler, éd. du 19 septembre. En ligne. https://www.rappler.com/nation/146654-drug-use-survey-results-dangerous-drugs-board-philippines-2015 (page consultée le 2 décembre 2017).

[5Amnesty International, 2017. If You Are Poor, You Are Killed. En ligne. https://amnestyfr.cdn.prismic.io/amnestyfr%2Fa7cc43fd-2cfa-4ac2-b1ce-47139f9efb54_philippines+asa+35+5517+2017.pdf (page consultée le 4 décembre 2017).

[6Lamb, Kate, 2017. « Thousands of Dead : The Philippine President, the Death Squad Allegations and a Brutal Drugs War » in The Guardian, éd. du 2 avril 2017. En ligne. https://www.theguardian.com/world/2017/apr/02/philippines-president-duterte-drugs-war-death-squads (page consultée le 3 décembre 2017).

Candidat à la maîtrise en Science politique à l’Université de Montréal, Vivien Cottereau s’intéresse particulièrement aux enjeux de coopération internationale. Il a effectué un stage aux Philippines dans le cadre d’un projet de recherche portant sur l’économie politique des terres et des ressources et s’apprête à effectuer un échange à l’Université des Philippines.
Laurence Choquette Loranger est étudiante au baccalauréat en Études internationales à l’Université de Montréal. Elle est l’une des fondatrices de l’organisme Jeunesse TAVAS qui a mis sur pied d’une maison des jeunes en Indonésie en 2016. Passionnée par les langues, Laurence parle déjà l’indonésien et s’intéresse désormais au tagalog et au malais. Ses recherches portent sur la région de l’Asie du Sud-Est, et plus particulièrement sur l’actualité politique des Philippines.

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