À proprement parler, la question du genre n’est pas totalement ignorée dans la discussion sur la science-fiction chinoise. Liu Cixin 刘慈欣, auteur de la fameuse trilogie Le problème à trois corps, est souvent critiqué par certains lecteurs qui jugent que cette œuvre est « sexiste ». Dans le récit, par exemple, l’univers est représenté comme « une forêt sombre » darwinienne et patriarcale où la loi de la jungle est le plus essentiel principe pour survivre [4] ; ce sont toujours les personnages masculins qui font des choix favorables pour la survie de l’humanité, même si leurs décisions risquent de sacrifier la vie des gens vulnérables. Par contre, la protagoniste du troisième livre de trilogie Cheng Xin, qui occupe aussi un rôle déterminant pour l’avenir de la Terre, représente et défend « l’humanitarisme » durant toute l’histoire alors que cette notion qui est associée à la « féminité » dans le récit paraît très ambiguë ; en raison des choix « humanitaires » de Cheng Xin, la civilisation humaine perd finalement l’opportunité d’échapper à la destruction du système solaire qui est attaqué par une arme extraterrestre apocalyptique [5]. Un grand nombre de lecteurs chinois utilise un jeu de mots pour se moquer de cette mise en scène - « la Sainte Marie détruit le monde 圣母毁灭世界 », parce que dans le roman l’image de Cheng Xin aux yeux du public est comme « la Sainte Marie » c’est-à-dire la sauveuse « maternelle » du monde [6], alors que sur les réseaux sociaux chinois cette même expression « la Sainte Marie 圣母 » contient un sens péjoratif désignant ceux qui tolèrent et pardonnent tout sans se tenir compte de la réalité [7]. Liu Cixin semblait vouloir se justifier dans des interviews, mais il tenait des propos parfois contradictoires [8]. Bien que ce sujet soit rarement pris au sérieux dans les recherches existantes sur la science-fiction chinoise, cette œuvre représentative manifeste un imaginaire du genre problématique.
- Illustration de la couverture de la version bulgare du roman « Le problème à trois corps ». Source : Viktoriya Staykova, 2020.
Outre ce genre de représentations polémiques, il est important de souligner le travail d’un groupe d’écrivaines chinoises émergentes qui contestent à leur propre manière les stéréotypes genrés dans la science-fiction. Par exemple, Xia Jia 夏笳 met en scène intentionnellement des protagonistes féminines et critique implicitement la classification plus ou moins masculiniste de la science-fiction (« hard/soft science fiction ») dans ses œuvres. Elle décrit son style d’écriture comme « science-fiction de porridge 稀饭科幻 » [9], ce qui est souvent interprété comme une autodérision mais aussi une « douce provocation ». Les œuvres des écrivaines Tang Fei 糖匪, Cheng Jingbo 程婧波 et Hao Jingfang 郝景芳 possèdent des caractéristiques très similaires. Elles remettent également en question certains présupposés patriarcaux eurocentristes sur la technologie et la modernité en représentant des contextes culturels propres à la Chine et l’Asie de l’Est (par exemple, réécriture de légendes folkloriques chinoises) [10].
Par ailleurs, ce qui est surprenant pour certains, c’est que dans les écrits de l’écrivain Han Song 韩松 la mise en scène du genre soit aussi impressionnante. Sa nouvelle « 美女狩猎指南 (Guide de chasse aux belles femmes) » [11] représente une petite île isolée du monde où vivent de « belles femmes » créées par le clonage. Ces créatures artificielles ne sont pas considérées comme des humains, elles sont des proies et des jouets sexuels qui peuvent être chassés arbitrairement par les touristes sur l’île, ce qui est comparable à l’univers développé dans la série américaine Westworld [12]. Le personnage principal Xiao Zhao, un homme qui souffre d’une sorte de crise de « masculinité », vient sur cette île et espère retrouver celle-ci par la chasse de ces jolis êtres féminins. Cependant, la civilisation qu’il découvre sur cette île semble bien particulière à ses yeux. En effet, dans la culture de ces créatures féminines, l’amour n’est pas attaché au sexe, le coït hétérosexuel n’est pas « naturel », mais ressemble plutôt à un choix parmi tant d’autres, et le concept du genre masculin-féminin est insignifiant dans la communauté. Xiao Zhao tente de satisfaire les désirs émanant de sa « masculinité » à travers le sexe vaginal, la masturbation et le sexe homosexuel. Toutefois, malgré ces pratiques sexuelles, il constate que la masculinité telle qu’il la conçoit ne semble pas du tout exister. À la fin de son voyage, face à l’effondrement de ses convictions qu’il croyait autrefois universelles et inébranlables, Xiao Zhao décide de se castrer dans l’espoir de parvenir à un état « sans genre ». Il ressent enfin un sentiment de soulagement après avoir perdu ses organes génitaux [13]. « Xiao Zhao a-t-il retrouvé sa masculinité ? » Han Song ne dévoile pas la réponse à cette question, les lecteurs devront chercher leurs propres réponses dans cette histoire en apparence grotesque.
En conclusion, dans la science-fiction chinoise contemporaine, on retrouve non seulement des représentations du « regard masculin » mais aussi des critiques et contestations, parfois extravagantes, entourant le genre. Si le thème du genre n’est jamais absent de la science-fiction chinoise contemporaine, sa valeur reste toutefois à explorer davantage.
Légende de la vignette : Illustration pour Le problème à trois corps. Source : Viktoriya Staykova, 2020.