Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Chercher la « masculinité » en chassant les femmes ? « Gender trouble » dans la science-fiction chinoise contemporaine

jeudi 29 avril 2021, par Zichuan Gan

Avec le succès mondial de la trilogie « Le problème à trois corps » (三体) qui a remporté de prestigieux prix, la science-fiction chinoise attire de plus en plus l’attention sur la scène internationale. Ce genre littéraire, qui était considéré comme de « la littérature enfantine » ou même de « la pollution spirituelle » par les autorités chinoises, obtient aujourd’hui officiellement le soutien des forces étatiques en Chine [1]. En outre, il semble qu’avec l’appui des politiques de l’État, la science-fiction chinoise tente de cultiver une industrie commerciale ambitieuse comme celle que l’on peut retrouver aux États-Unis [2]. Cependant, derrière cette « fièvre de la science-fiction » se déroulant pleinement en Chine, de nombreuses questions attendent encore d’être découvertes, parmi lesquelles le genre est un sujet souvent négligé. En présentant certaines œuvres d’écrivains représentatifs de la nouvelle génération de la science-fiction chinoise [3], cet article souhaite mettre en lumière la place importante qu’occupe la question du genre dans leurs écrits malgré l’indifférence du grand public à l’égard de cet aspect.

À proprement parler, la question du genre n’est pas totalement ignorée dans la discussion sur la science-fiction chinoise. Liu Cixin 刘慈欣, auteur de la fameuse trilogie Le problème à trois corps, est souvent critiqué par certains lecteurs qui jugent que cette œuvre est « sexiste ». Dans le récit, par exemple, l’univers est représenté comme « une forêt sombre » darwinienne et patriarcale où la loi de la jungle est le plus essentiel principe pour survivre [4] ; ce sont toujours les personnages masculins qui font des choix favorables pour la survie de l’humanité, même si leurs décisions risquent de sacrifier la vie des gens vulnérables. Par contre, la protagoniste du troisième livre de trilogie Cheng Xin, qui occupe aussi un rôle déterminant pour l’avenir de la Terre, représente et défend « l’humanitarisme » durant toute l’histoire alors que cette notion qui est associée à la « féminité » dans le récit paraît très ambiguë ; en raison des choix « humanitaires » de Cheng Xin, la civilisation humaine perd finalement l’opportunité d’échapper à la destruction du système solaire qui est attaqué par une arme extraterrestre apocalyptique [5]. Un grand nombre de lecteurs chinois utilise un jeu de mots pour se moquer de cette mise en scène - « la Sainte Marie détruit le monde 圣母毁灭世界 », parce que dans le roman l’image de Cheng Xin aux yeux du public est comme « la Sainte Marie » c’est-à-dire la sauveuse « maternelle » du monde [6], alors que sur les réseaux sociaux chinois cette même expression « la Sainte Marie 圣母 » contient un sens péjoratif désignant ceux qui tolèrent et pardonnent tout sans se tenir compte de la réalité [7]. Liu Cixin semblait vouloir se justifier dans des interviews, mais il tenait des propos parfois contradictoires [8]. Bien que ce sujet soit rarement pris au sérieux dans les recherches existantes sur la science-fiction chinoise, cette œuvre représentative manifeste un imaginaire du genre problématique.

Illustration de la couverture de la version bulgare du roman « Le problème à trois corps ». Source : Viktoriya Staykova, 2020.

Outre ce genre de représentations polémiques, il est important de souligner le travail d’un groupe d’écrivaines chinoises émergentes qui contestent à leur propre manière les stéréotypes genrés dans la science-fiction. Par exemple, Xia Jia 夏笳 met en scène intentionnellement des protagonistes féminines et critique implicitement la classification plus ou moins masculiniste de la science-fiction (« hard/soft science fiction ») dans ses œuvres. Elle décrit son style d’écriture comme « science-fiction de porridge 稀饭科幻 » [9], ce qui est souvent interprété comme une autodérision mais aussi une « douce provocation ». Les œuvres des écrivaines Tang Fei 糖匪, Cheng Jingbo 程婧波 et Hao Jingfang 郝景芳 possèdent des caractéristiques très similaires. Elles remettent également en question certains présupposés patriarcaux eurocentristes sur la technologie et la modernité en représentant des contextes culturels propres à la Chine et l’Asie de l’Est (par exemple, réécriture de légendes folkloriques chinoises) [10].

Par ailleurs, ce qui est surprenant pour certains, c’est que dans les écrits de l’écrivain Han Song 韩松 la mise en scène du genre soit aussi impressionnante. Sa nouvelle « 美女狩猎指南 (Guide de chasse aux belles femmes) » [11] représente une petite île isolée du monde où vivent de « belles femmes » créées par le clonage. Ces créatures artificielles ne sont pas considérées comme des humains, elles sont des proies et des jouets sexuels qui peuvent être chassés arbitrairement par les touristes sur l’île, ce qui est comparable à l’univers développé dans la série américaine Westworld [12]. Le personnage principal Xiao Zhao, un homme qui souffre d’une sorte de crise de « masculinité », vient sur cette île et espère retrouver celle-ci par la chasse de ces jolis êtres féminins. Cependant, la civilisation qu’il découvre sur cette île semble bien particulière à ses yeux. En effet, dans la culture de ces créatures féminines, l’amour n’est pas attaché au sexe, le coït hétérosexuel n’est pas « naturel », mais ressemble plutôt à un choix parmi tant d’autres, et le concept du genre masculin-féminin est insignifiant dans la communauté. Xiao Zhao tente de satisfaire les désirs émanant de sa « masculinité » à travers le sexe vaginal, la masturbation et le sexe homosexuel. Toutefois, malgré ces pratiques sexuelles, il constate que la masculinité telle qu’il la conçoit ne semble pas du tout exister. À la fin de son voyage, face à l’effondrement de ses convictions qu’il croyait autrefois universelles et inébranlables, Xiao Zhao décide de se castrer dans l’espoir de parvenir à un état « sans genre ». Il ressent enfin un sentiment de soulagement après avoir perdu ses organes génitaux [13]. « Xiao Zhao a-t-il retrouvé sa masculinité ? » Han Song ne dévoile pas la réponse à cette question, les lecteurs devront chercher leurs propres réponses dans cette histoire en apparence grotesque.

En conclusion, dans la science-fiction chinoise contemporaine, on retrouve non seulement des représentations du « regard masculin » mais aussi des critiques et contestations, parfois extravagantes, entourant le genre. Si le thème du genre n’est jamais absent de la science-fiction chinoise contemporaine, sa valeur reste toutefois à explorer davantage.

Légende de la vignette : Illustration pour Le problème à trois corps. Source : Viktoriya Staykova, 2020.


[1Gaffric Gwennaël, 2017. « La trilogie des Trois corps de Liu Cixin et le statut de la science-fiction en Chine contemporaine » in ReS Futurae 9|2017.

[2China Film Administration, China Association for Science and Technology, 2020. 关于促进科幻电影发展的若干意见. Beijing : China Film Administration, China Association for Science and Technology.

[3Dans ce présent article la nouvelle génération des écrivains désigne ceux qui écrivent et publient principalement après 1990.

[4Pour connaître plus de détails, voir : Liu, Cixin, traduit par Gwennaël Gaffric, 2016. Le problème à trois corps. Actes Sud. Voir aussi : Liu, Cixin, traduit par Gwennaël Gaffric, 2017. La forêt sombre. Actes Sud.

[5Liu, Cixin, traduit par Gwennaël Gaffric, 2018. La mort immortelle. Actes Sud.

[6Ibid., 188. Dans cette mise en scène, auprès du siège de l’Organisation des Nations unies qui est vue comme un lieu représentant la société humaine, une jeune mère confie son enfant dans les bras de Cheng Xin et ensuite dit « Regardez, c’est la Sainte Marie, c’est elle ! ».

[7Ces commentaires peuvent être trouvés facilement sur Weibo微博 https://weibo.com/ (« Twitter chinois ») et Douban豆瓣 https://www.douban.com/ (une des plus grandes plateformes chinoises pour évaluer les romans, les films, les séries télévisées, etc.) en cherchant les hashtags.

[8Voir sur ce sujet l’interview de Liu Cixin : Zhou, Yunxi, 2015. « 三体性别歧视应美方编辑要求修改 作者回应—中文再版不会修改 » in China Women’s News, éd. du 1er mai.
Voir aussi l’interview télévisé : Luyu, 2015. « 三体外传 » in A Date with Luyu, éd. du 28 novembre.

[9Liu, Ken, 2015. « Exploring the Frontier : A Conversation with Xia Jia » in Clarkesworld 100.

[10Pour des exemples, voir : « A Hundred Ghosts Parade Tonight 百鬼夜行街  » et « 永夏之梦 » de Xia Jia ; « 阿房宫 » de Hao Jingfang ; « Wu Ding’s Journey to the West 无定西行记 » de Tang Fei ; « Lost in Loyang赶在陷落之前 » de Cheng Jingbo.

[11Le titre français est ma traduction, cette œuvre n’a pas encore été traduite en anglais ni en français. La première publication du récit est dans ce recueil : Han, Song, 2014. 宇宙墓碑. Shanghai : Shanghai People’s Press.

[12Cette nouvelle est publiée bien avant la diffusion de Westworld. Selon les informations provenant des éditeurs, le texte principal est achevé en 2002, ce qui signifie que cette histoire ne s’inspire pas de Westworld.

[13Étant donné la complexité des détails, ce résumé ne peut que comprendre les éléments principaux. Cette nouvelle questionne aussi, par exemple, comment définir « l’humain » et « la vie ».

Zichuan Gan est étudiant à la maîtrise de littérature comparée à l’Université de Montréal sous la direction de Livia Monnet. Site web personnel : www.ganzichuan.com.

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