Quatre volets peuvent nous aider à naviguer autour de cette idée : la propriété de la terre et les activités qui s’y déroulent ; le travail des aménagistes qui inventent le paysage ; le regard de ceux qui l’observent ; et enfin la question de l’écriture et de la lecture du paysage. Si l’on peut lire un paysage, quelqu’un, quelque part, l’a écrit ou, à tout le moins, la personne qui le lit a appris à lire, elle a été alphabétisée.
- Couvertures du magazine Dalat Info. Crédits : Dalat Info Magazine.
1) La question de l’appartenance pose d’abord celle de la propriété. Le paysage appartient-il à celui qui possède la terre ou à celui qui y déploie ses activités ? Au Vietnam, depuis la première constitution de 1959, la terre appartient au « peuple » et c’est l’État, guidé par le Parti communiste, qui en assure la gestion [4]. La loi foncière de 1993 est l’étape qui a défini les règles permettant à l’État de « confier » la terre aux individus ou aux entreprises pour des périodes de 20 ou 50 ans selon le type d’agriculture (ou de foresterie) pratiqué. Les ajustements à cette loi en 2003 et 2013 n’ont pas changé cette base qui permet aux « responsables » de la terre de la vendre, la louer, la léguer à leurs enfants, etc. Au Lâm Đồng, cette règle, conjuguée d’une part à la migration organisée et spontanée de plusieurs milliers d’habitants des plaines vers les montagnes, et d’autre part à la sédentarisation des minorités ethniques, habitants locaux des montagnes, a contribué, en formalisant la propriété foncière, à son transfert de facto des minorités ethniques vers les nouveaux arrivants très majoritairement Kinh. La mise en place concomittante d’aires protégées diverses a complexifié le jeu foncier [5] [6] [7], la gestion étant attribuée à des représentants de l’État, qui en ont confié la garde aux minorités ethniques [8].
2) Le volet des aménagistes peut concerner les plans d’aménagement et la cartographie. Avec l’arrivée des Français à la fin du XIXe siècle, le paysage du plateau de Lâm Viên, où se trouve Đà Lạt, a été réinventé pour en faire une station d’altitude, un paysage domestiqué et paisible, parsemé de lacs créés de toutes pièces (comme le lac Xuân Hương) et d’étendues boisées. Les Kinh qui ont pris le pouvoir en 1954 ont poussé plus loin cette domestication du paysage pour faire de Đà Lạt et ses environs un grand jardin, la ville des fleurs [9].
En cartographie, la définition des catégories à reproduire sur la carte constitue un geste aménagiste. Au Lâm Đồng, les cartes produites entre les années 1950 et le début des années 2000 n’ont pas tenu compte de l’agriculture itinérante sur brûlis comme type d’utilisation du sol, ce qui a posé des problèmes méthodologiques dans l’interprétation de l’évolution de l’utilisation du sol et du paysage [10]. Certaines régions comme l’actuel district de Damrong (Lâm Hà dans les années 1990) comptaient plus d’une centaine de villages de minorités ethniques dans les années 1950 et 1960 [11]. Qualifier leurs terres de “friches” constituait un geste politique [12] légitimant leur “mise en valeur” par des migrants kinh.
- Brouillard sur le lac Xuân Hương. Crédits : http://www.panoramio.com/photo/80934594
3) Le paysage partant toujours du regard de l’observateur, n’appartient-il pas plutôt à ceux qui le regardent, qui payent pour le regarder et le photographier ? Đà Lạt est une destination touristique depuis 1907 lorsqu’une première auberge fut construite. Privilégiée pour les lunes de miel et les vacances scolaires, 95% des 2,3 millions de visiteurs pour le premier semestre de 2014 étaient nationaux [13].
4) Comment peut-on lire un paysage ? Comment alphabétise-t-on ? Pour Ingold, le paysage raconte – ou plutôt est – une histoire [14]. Au Vietnam, l’État est intervenu de différentes manières au cours des dernières décennies pour « écrire » le paysage. Par exemple, depuis une première loi en 1986, le pays patrimonialise, i.e. décide de ce qui peut devenir du patrimoine. Au besoin, il suscite, comme avec la coopération japonaise [15] dans le district de Lạc Dương, l’invention d’un artisanat « local » (qui n’existe pas) et la revitalisation de la culture des gongs, contribuant de même à construire un « paysage » (forêt et minorités ethniques) commercial lisible et compréhensible pour les touristes. Autre exemple : le programme nông thôn mới (nouvelles campagnes) lancé en 2010 procède de la même stratégie nationale qui vise à plusieurs égards à une certaine standardisation du paysage rural à travers le pays.
- Collines à Đà Lạt. Crédits : http://www.webtretho.com/forum/f207/du-lich-da-lat-1924180/
Pour conclure, on peut dire que l’État joue maintenant sur tous les tableaux, dressant les contours et les limites du « taskscape » [16], c’est-à-dire de tout le travail incorporé dans le paysage [17]. D’un côté, il impose un nouvelle territorialisation, sa manière d’organiser l’espace et le temps ; de l’autre, il impose sa représentation du paysage, comment doit-il se présenter, comment il doit être lu, compris, apprécié.
Légende (photo de couverture) : Culture du thé au Lâm Đồng.
Crédits (photo de couverture) : Hải Phòng (http://www.dulichhaiphong.gov.vn/tin-du-lich/3910/tan-huong-huong-tra-tren-cao-nguyen-lam-dong.html)