La construction d’un « problème régional »
Les contacts actifs entre les Aïnous et les Wajin peuvent être retracés jusqu’au 13e siècle. Les transformations politiques durant la période d’Edo (1603-1868) et plus particulièrement l’ère Meiji (1868-1912) viennent redéfinir substantiellement les relations entre les deux parties [7]. En 1868, mû par des idéaux de modernisation, le gouvernement japonais fraîchement centralisé commence activement à développer des politiques visant à asseoir une autorité directe sur ses sujets [8]. Commence ainsi l’introduction de politiques d’assimilation et de colonisation des Aïnous. Ces politiques vont s’intensifier et se matérialiser avec la loi de Protection des anciens indigènes de Hokkaido de 1899. Son objectif est de « protéger la race qui se meurt » [9]. La loi affecte fortement les communautés aïnoues. Notamment, elle relocalise dans des plus grandes communautés fermières les foyers Aïnous dispersés sur le territoire [10]. Mis à part certains kotan (villages aïnous) tel que Nibutani, la plupart des kotan à Hokkaido aujourd’hui sont en réalité des créations artificielles découlant de mesures politiques [11].
- Carte représentant Ainumoshir (terre des Aïnous en langue aïnoue) identifiant les zones traditionnelles de peuplement des Aïnous. Source : Association Aïnoue de Hokkaido, https://www.ainu-assn.or.jp/english/begin.html
La loi de Protection des anciens indigènes instaure également des prestations sociales dans plusieurs domaines tels que l’éducation et la médecine. L’éligibilité à ces prestations est déterminée par la reconnaissance de l’État du statut d’Aïnou. En théorie, les Aïnous sont les individus que « toute personne reconnaît comme indigène » [12]. En pratique, l’éligibilité est fortement liée à l’endroit de résidence dans les kotan afin de différencier les Aïnous des Wajin et ainsi faciliter le contrôle des demandes d’aide sociale. En d’autres termes, une fois que les Aïnous quittent les kotan, ils cessent d’être Aïnous aux yeux de l’État. Ainsi, en liant l’identité aïnoue au lieu de résidence dans les zones rurales de Hokkaido, le gouvernement japonais a de facto construit les questions aïnoues comme des questions régionales [13], normalisant Hokkaido comme frontière géographique et culturelle des Aïnous [14].
Des avancées politiques difficiles
Le transfert des questions aïnoues au gouvernement de Hokkaido inscrit dans un processus historique a limité l’influence politique des Aïnous au niveau national. Les interactions entre le gouvernement de Hokkaido et les Aïnous ont permis de créer des liens entre les parties, rendant le gouvernement régional plus réceptif aux revendications aïnoues. En contrepartie, cette dynamique a largement déresponsabilisé le gouvernement national des questions autochtones et réduit les points de contacts et d’influence des Aïnous. Cela a grandement facilité leur assimilation par l’État.
En 1984, la Hokkaido Utari Kyokai, l’organisation aïnoue la plus importante du pays, localisée à Hokkaido, adopte un projet de la « Nouvelle loi aïnoue ». Celle-ci prône l’abolition et le remplacement de la loi de Protection des anciens indigènes de Hokkaido de 1899. La nouvelle loi se veut résolument progressive. Elle fait appel aux droits autochtones et à une représentation politique, une demande de compensations financières et la mise en place de mesures contre la discrimination socio-économique des Aïnous. Le gouvernement de Hokkaido se montre à l’écoute de ces revendications. À l’exception de la mesure sur les quotas aïnous en politique, l’assemblée de Hokkaido approuve unanimement la nouvelle loi et la transmet pour approbation au gouvernement national en 1987. Suite à un processus péniblement lent, la Diète japonaise (parlement du pays) rejette le projet de loi. Elle passe peu de temps après la loi pour la Promotion de la culture Aïnous en 1997 [15]. Cette dernière reste muette sur les droits Aïnous mettant l’accent presque exclusivement sur la promotion et diffusion de la culture aïnoue [16]. Bien que représentant la première loi aïnoue au niveau national, l’accent sur la culture et l’absence de reconnaissance politique et juridique limite considérablement les possibilités pour les Aïnous de faire entendre leurs revendications et de participer à la vie politique.
L’ambivalence de la loi de 2019
La loi de 2019 marque à la fois une rupture et une continuation avec les politiques aïnoues passées. En reconnaissant les Aïnous comme peuple autochtone du Japon, la loi suggère la mise en place de politiques à l’échelle nationale. En ce sens, elle offre des ouvertures pour la reconnaissance de la modernité et pluralité de l’identité aïnoue répercutant ainsi la contingence historique des frontières géographiques et les possibilités d’émergence d’une identité autochtone urbaine [17]. Cette position du gouvernement japonais est indéniablement progressive sur la scène internationale.
- Cérémonie aïnoue (Iomante) présentée dans le cadre de performances offertes par le nouveau musée et parc national Aïnou, Upopoy, prévu par la loi de 2019, ayant ouvert ses portes en juillet 2020 à Hokkaido. Source : UPOPOY, https://www.uu-hokkaido.com/upopoy/index.shtml#upopoy2
Toutefois, au regard de son champ d’application limité, les retombées concrètes de cette loi ne s’inscrivent pas dans le même élan. Par l’absence de discussion des droits collectifs et la persistance de l’accent sur la culture, elle échoue à satisfaire les demandes aïnoues. La réification de l’aspect culturel de l’identité aïnoue au passé contraste avec la modernité exprimée par les Aïnous hors de Hokkaido. La loi semble faire perdurer l’idée de protection de « la race qui se meurt »… Paradoxalement, la reconnaissance des Aïnous comme peuple autochtone du Japon, non de Hokkaido, complexifie un peu plus la question des droits fonciers autochtones revendiqués à Hokkaido. La construction de relations durables entre le Japon et les Aïnous sur la base de principes de justice sociale demeurera illusoire sans vision politique inclusive et participative se nourrissant de la reconnaissance de droits et de multiples déclinaisons des identités aïnoues, individuelles et collectives, à l’intérieur et hors de Hokkaido.
Légende de la vignette de couverture : Démonstration de leaders Aïnous pour la reconnaissance des droits autochtones dans la capitale de Tokyo en mai 2008. Source : Ann-Elise Lewallen, 2017, https://apjjf.org/2017/18/lewallen.html