Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Ville réelle, ville chimère : la représentation des espaces urbains sud-coréens au XXIe siècle

jeudi 25 février 2016, par Sarah Neau

Tandis que le territoire sud-coréen est l’objet d’études géographiques variées depuis sa formation au XXe siècle, ses représentations, en particulier artistiques, n’ont pas fait l’objet d’études approfondies. Bien qu’elles puissent être utiles dans l’élaboration des politiques d’aménagement territorial, l’histoire de l’art ne s’est pas encore intéressée à leur discours. La ville comme espace de projection, le besoin d’engagement politique et social, le problème de la scission du territoire et ses répercussions sont des thèmes judicieusement abordés par des artistes contemporains manifestant un enthousiasme plus retenu que nombre de leurs concitoyens sur les changements drastiques engendrés par les opérations de (re)développement urbain.

Les mutations que la Corée du Sud a connues au cours du XXe siècle et en particulier après la guerre de 1950-1953 ont modifié en profondeur le territoire. Les destructions massives puis la reconstruction, l’explosion démographique, l’exode rural, l’accélération de l’urbanisation et de l’industrialisation sont les facteurs de la transformation des espaces et de l’accroissement des zones urbaines. Les repères, utilisés jusqu’alors par les habitants pour parcourir leur territoire et se le représenter, ont aussi subi des altérations au point qu’il leur était nécessaire d’en déterminer de nouveaux. L’appropriation de leurs espaces de vie et de circulation s’est effectuée tant d’un point de vue concret qu’abstrait. D’une part, les choix d’aménagements ont visé à répondre aux besoins de la population et à légitimer leur place sur la péninsule. D’autre part, l’élaboration progressive d’un nouveau mode d’habiter a nourri le sentiment d’appartenance et la volonté d’identification aux nouveaux espaces urbains.

Le regard que les habitants portent sur leur territoire donne naissance à des paysages. Par définition, un paysage « est pure représentation, même si sa matérialité est évidente » [1], il n’existe que s’il est appréhendé par le regard de l’observateur. Le point de vue optique de ce dernier compte autant que son savoir, sa culture, et ses valeurs. L’angle de vue détermine les limites du paysage alors que l’intellect et l’affect sont les filtres à travers lesquels l’observateur voit et pense celui-ci. L’analyse d’un paysage ne tient donc pas seulement à l’étude de la morphologie d’un espace, ni uniquement à une interprétation socio-psychologique du regard qui en est à l’origine : elle tient en l’examen de l’interaction entre l’objet et le sujet, l’espace et l’observateur.

Les représentations des espaces urbains sud-coréens produites depuis la formation du territoire portent en elles la subjectivité des artistes qui les ont créées et ne peuvent être considérées comme des représentations fidèles, purement mimétiques, du territoire sud-coréen. Les paysages urbains sont des produits culturels porteurs d’un discours engagé sur un territoire particulier. Appréhender leur discours revient donc à s’interroger sur la dimension symbolique de l’espace géographique. Parallèlement à la ville réelle se développe une ville chimère, composée avec la mémoire et les aspirations de ses habitants. Cette ville n’est pas totalement factice dans la mesure où elle prend racine dans la ville réelle. Les illusions, les artifices, les fantasmes qu’elle contient traduisent les désirs et les angoisses de ceux qui l’habitent. Leur histoire personnelle, leurs affects, et leurs perceptions alimentent un imaginaire de la ville qui, en retour, contribue au développement de la ville réelle.

Les œuvres produites par les artistes contemporains, natifs ou immigrés, ne sont pas de simples illustrations des mutations urbaines sud-coréennes, elles véhiculent un regard sur leur propre ville, accusent les politiques, récusent leurs méthodes brutales, s’érigent en témoignage d’un passé en sursis, ou dénoncent l’iniquité à l’égard des plus démunis. Elles dressent un paysage urbain pluriel, écho de l’histoire de la ville et de celle de ses habitants.

La manière de représenter les espaces urbains dépend en partie des interrogations que les artistes soulèvent. Le médium qu’ils emploient sert, à bien des égards, le discours qu’ils veulent tenir au public. Koo Sung-Soo, par exemple, utilise la photographie, des couleurs saturées et des cadrages resserrés qui décontextualisent les objets représentés, pour donner à une réalité ordinaire et objective un air d’étrangeté qui souligne le caractère hybride d’une société perdue dans la surenchère de production et de consommation. Entretenant un rapport différent à la photographie, Nils Clauss utilise davantage ce médium pour rendre compte de réalités occultées par les médias et cependant originales.

Koo Sung-Soo, Barbie Doll, 120x160 cm, c-print, 2005.
Nils Clauss, Jongno Series, Sans titre, 100x100cm, c-print, 2011.

Les techniques traditionnelles de la peinture peuvent parfois être sollicitées par des artistes comme Kim Bo-Min qui conjugue cartographie et imagination, fige l’agitation et l’instabilité des espaces urbains contemporains dans la perspective d’une carte traditionnelle. Elle crée un paysage chimérique où la subjectivité du promeneur prédomine. La peinture néanmoins, lorsque combinée au collage, donne également la possibilité de s’exprimer sur la dualité des espaces urbains et de laisser entendre un discours social – comme c’est le cas chez Lee Moon-Joo où maisons individuelles, immeubles, et débris de destructions impitoyables se côtoient dans un chaos bouillonnant. D’autres artistes encore – Park Dong-Hyun au premier rang – se tournent vers le documentaire et voient en ce médium un moyen d’expression qui permet de faire autorité et d’asseoir un propos argumenté à travers l’incorporation de documents historiques ou d’interviews, notamment d’historiens et architectes qualifiés, afin de plaidoyer en faveur de la reconversion des bâtiments coloniaux.

Kim Bo-Min, The Bayou, 121,5x194cm, couleurs et encre de Corée sur lin, 2009.
Lee Moon-Joo, Seoul Series, Bongcheon-dong, 61x122cm, photocollage et huile sur panneau de bois, 2003.

Le discours social est aussi prédominant dans les manhwas, y compris dans Cours, Bong-Gu ! de Byun Byung-Ju, où la métaphore entre hommes et oiseaux sert à mettre l’accent sur la contradiction d’une ville qui peut être aussi accueillante qu’hostile pour les plus démunis sur le plan culturel et financier. Le cinéma n’est pour autant pas en reste et Jeon Soo-Il, pour ne citer qu’un réalisateur, s’approprie les codes du road-movie, en particulier dans Entre Chien et loup, pour témoigner avec sensibilité de la douleur de la séparation des êtres et d’un pays.

Jeon Soo-Il, Entre chien et loup, 2006, 1h 30min 12.

Les problèmes soulevés par les œuvres ayant trait aux espaces urbains sont liés, de manière générale, à la rapidité du développement des villes, à une évolution qui ne se fait pas toujours de manière structurée, aux modifications rarement pensées pour être effectives sur un temps long, à la recherche du profit qui motive la majeure partie des chantiers sans tenir compte réellement des besoins sociaux, aux inégalités qui tendent à la ségrégation spatiale, à l’exclusion d’une partie de la population, et à la difficulté de faire avec les reliques d’un passé colonial douloureux. Le regard des artistes s’avère aussi bien inquiet, nostalgique, que critique ou encore fasciné. Leur travail donne lieu à des représentations variées, beaucoup moins divergentes que complémentaires. Si elles sont regardées comme un ensemble, elles offrent une vue kaléidoscopique des espaces urbains sud-coréens contemporains.

Crédits (photo couverture) : ’’Rush Hour’’ (Seoul, Korea). Trey Ratcliff, 2006- https://www.flickr.com/photos/stuckincustoms/300928932.


[1Définition donnée par le géographe Denis Retaillé en 1997 et cité dans Beucher, Stéphanie et Magali Reghezza, 2005. La Géographie : pourquoi ? comment ? Paris : Hatier, 144.

Sarah Neau est candidate à la maîtrise en histoire de l’art à l’Université François-Rabelais de Tours. Elle s’intéresse aux productions artistiques est-asiatiques qui témoignent en particulier d’un rapport entre l’homme et son environnement urbain.

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