Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Réclamations et revendications autochtones au nord des Philippines

jeudi 15 février 2018, par Karen Bouchard

D’après un recensement réalisé en 2010, Les Philippines comptent une population autochtone d’approximativement 14 à 17 millions de personnes, regroupée en 110 groupes ethnolinguistiques, principalement répartis entre la Région administrative de la Cordillère (à plus de 33 %) et l’île de Mindanao (à 61 %) [1]. La Cordillère représente le territoire ancestral d’un peuple baptisé Igorot par les colonisateurs espagnols au début du 16e siècle. Issu des représentations discriminatoires de cette époque, ce terme générique définit, dès lors, une population hétérogène de « peuple des montagnes » et devint, au fil du temps, la désignation usuelle pour les habitants de cette aire géographique, composée de six provinces et sept groupes ethnolinguistiques dominants [2]. C’est au sein de cette région et par l’entremise de cette appellation qu’émergèrent des revendications politiques fondées sur l’actualisation des droits autochtones, dont ceux liés à l’autodétermination régionale. Alors que l’État philippin reconnaît constitutionnellement depuis 1987 l’« indigénéité », cette catégorie identitaire et les droits qu’elle procure demeurent, toutefois, contestés. Un examen critique de la définition historique de ces droits révèle les paradoxes qui sous-tendent la catégorie « indigène », rendant compte des apports et des désavantages du processus et de l’aboutissement de cette reconnaissance.

Femmes Kankanaey qui préparent des légumes, Mountain Province, Région Administrative de la Cordillère
Crédits : Jacob Maentz (www.jacobimages.com/2013/05/igorots-cordilleras)

L’Igorot : cartographie d’une différence hiérarchique aux Philippines

Les revendications actuelles des Igorot s’inscrivent dans une série d’oppositions hiérarchiques engendrées par les expériences différentiées de la population des Philippines à la colonisation espagnole (1565-1898). Les habitants des basses-terres, qui durent se plier à la « Croix et la Couronne », se distinguèrent des montagnards de la Cordillère, région nordique de l’île de Luçon, puisqu’ils parvinrent, par adresse et fortune, à résister aux missions civilisatrices et commerciales des envahisseurs. L’ « indigène » devint alors la figure emblématique de la résistance, l’archétype du Philippin « primitif », brave et vaillant – mais aussi le symbole d’une sauvagerie indisciplinée et indésirable.

L’occupation américaine (1898-1946) formalisa cette discrimination ethnoculturelle et géographique par des outils scientifiques et technocratiques, comme en témoigne la création d’un répertoire de classification par un zoologue américain, Dean C. Worcester, au début du 20e siècle et la mise sur pied de bureaux d’administration visant à « civiliser » les tribus « non chrétiennes » et « sauvages » par l’éducation et la religion. Cette classification exacerba les inégalités qui s’articulèrent, cette fois, autour d’une corrélation supposée entre les différents attributs physiques des Philippins et leurs aptitudes mentales.

De l’uniformité nationale à une distinction ethnojuridique

La création de la République des Philippines en 1946 stimula des campagnes d’assimilation visant l’unification et le développement national. Pour ce faire, la Commission on National Integration (CNI) et l’Office of the Presidential Assistance on National Minorities (PANAMIN) s’impliquèrent dans la pacification des populations réfractaires au progrès, défini d’après les canons d’une modernité industrielle et capitaliste.

Le projet hydroélectrique de la rivière Chico, institué lors de la dictature de Ferdinand Marcos (1972-1981), marqua un point tournant dans les luttes menées par les montagnards de la Cordillère pour la reconnaissance et l’obtention du droit à l’autodétermination, ainsi que pour l’accès aux ressources naturelles comprises dans leurs domaines ancestraux. Comprenant l’érection de quatre barrages hydroélectriques visant à contrecarrer la crise énergétique dans les basses-terres, ce projet prévoyait submerger, par le fait même, plus de 342 000 hectares de terres fertiles, exigeant la relocalisation forcée de plus de 100 000 personnes. Des décrets présidentiels renversèrent, à cette fin, des lois menaçant son exécution, dont le Ancestral Lands Decree, qui déclarait les terres occupées par les « National Cultural Minorities » de « alienable and disposable », et le Forestry Reform Code of the Philippines, qui soutenait le droit du gouvernement à optimiser les bénéfices liés à l’exploitation des domaines publics et à maximiser la productivité du territoire national.

Homme de Kalinga
Crédits : Jacob Maentz (www.jacobimages.com/2013/05/igorots-cordilleras)

L’opposition vigoureuse déclenchée par ce projet engendra des alliances qui mobilisèrent des institutions et des pratiques coutumières, ainsi que des campagnes de dénonciations menées par des activistes locaux en partenariat avec l’Église catholique. Certains se tournèrent même vers les luttes armées du New People’s Army (NPA), la faction militante du Parti communiste des Philippines, en réponse aux actes criminels que perpétrèrent les milices de l’État. L’assassinat d’une figure de proue de cette résistance, Macliing Dulag, en 1980 entraîna la suspension indéfinie du projet et l’amplification du mouvement autonomiste au sein de la Cordillère. Celui-ci catalysa l’implantation de mécanismes juridiques soutenant les droits d’une population qu’on définit alors d’indigenous cultural communities, historiquement marginalisée et garante d’une identité territorialisée et de savoirs et d’institutions gouvernementales traditionnels.

Les Philippines devinrent ainsi l’un des premiers pays au monde à formellement reconnaître les droits autochtones, d’abord en 1988, par le Cordillera Regional Consultative Commission Act (Republic Act No. 6658) instituant une commission chargée d’établir un Organic Act pour l’autonomie régionale de la Cordillère [3], puis par l’entremise des Certificates of Ancestral Domain Claim en 1993 et, finalement, de manière plus explicite, par l’établissement du Indigenous People’s Right Act en 1997 [4]. L’ « indigène » devint alors une catégorie juridique importante, offrant à ses représentants des privilèges ainsi qu’un pouvoir notable, tel qu’une autorité sanctionnée par l’État leur permettant d’accepter ou de refuser la mise en œuvre de projets de développement provenant d’organisations publiques et privées.

Les possibilités et les restrictions de l’identité « indigène »

Alors que l’ « indigénéité » définirait, en principe, une majorité de citoyens descendant d’une lignée généalogique exclusive aux Philippines, ce statut s’applique exclusivement, d’après la loi, à des sociétés « homogènes », « authentiques » et intrinsèquement distinctes d’une culture dominante. Ne référant, dès lors, qu’aux représentants d’une différence forgée à l’ère coloniale, le statut d’ « indigène » octroie à ses détenteurs des capacités juridiques qui dépassent celles de leurs concitoyens, niant ainsi leurs similitudes. Cette catégorie identitaire exige, de surcroît, l’incorporation, la mise en scène et la validation de ces imaginaires coloniaux ainsi que des inégalités et des préjugés (positifs et négatifs) sur lesquels ils reposent. Elle incarne et reproduit, conséquemment, les différences ayant permis d’assujettir, discipliner et « développer » les populations qui se désignent ainsi, exigeant qu’elles défendent et valorisent cette discrimination, tout en refusant, par ailleurs, d’adopter des modes de vie « modernes ».

Légende (photo de couverture) : Province de Kalinga, région administrative de la Cordillère.
Crédits : Karen Bouchard (2016)


[1United Nations Development Programme Philippines, 2010. Fast Facts : Indigenous Peoples in the Philippines. En ligne. http://www.ph.undp.org/content/philippines/en/home/library/democratic_governance/FastFacts-IPs.html (page consultée le 12 février 2018).

[2McKay, Deirdre, 2006. « Rethinking Place : Igorot Identity and Locality in the Philippines » in The Australian Journal of Anthropology 17 (3) : 291-306.

[3Republic of the Philippines, 1988. Republic Act No. 6658. En ligne. http://www.officialgazette.gov.ph/1988/06/10/republic-act-no-6658/ (page consultée le 12 février 2018).

[4Dressler, Wolfram H. et Melanie Hughes McDermott, 2010. « Indigenous Peoples and Migrants : Social Categories, Rights, and Policies for Protected Areas in the Philippine Uplands » in Journal of Sustainable Forestry 29 (2-4) : 328-361.

Karen Bouchard est candidate à la maîtrise en anthropologie à l’Université Laval. Elle a mené, au cours de l’été 2015, des recherches sur les impacts du développement minier sur l’île de Palawan (Philippines), ainsi qu’une recherche ethnographique de 9 mois à Kalinga, situé dans les hautes terres de la Cordillère au nord de l’île de Luçon, sur la gouvernance et la sécurité de l’eau. Ses recherches touchent à la reconnaissance et l’actualisation des droits autochtones ainsi qu’à la gestion du territoire et de l’environnement.

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