Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Pourquoi marchons-nous à Manille ?

jeudi 9 juillet 2015, par Alex Chartrand

C’est sous le slogan « Fight for Love » que s’est tenue, le 27 juin 2015, la Pride March de la grande région métropolitaine de Manille (Metro Manila), dont les participants ont d’ailleurs chaleureusement salué la décision de la Cour Suprême des États-Unis légalisant le mariage entre couples du même sexe. Cette année, Metro Manila célébrait sa 21ème marche de la fierté, la première s’étant tenue en 1994 à Quezón city, la plus grande ville des Philippines. Fait intéressant, cette marche était la première à être organisée dans toute la région d’Asie du Sud-Est. Or, toutes ces années plus tard, quelle est la situation des communautés dites LGBTIQ [1] aux Philippines ? Cette démonstration, servant de tribune pour mettre de l’avant les besoins de ces groupes d’individus, témoigne-t-elle d’une évolution quant à la protection de leurs droits ? Dans le contexte philippin, il est pertinent d’analyser cette question, considérant que le pays témoigne d’une tolérance élevée envers ces individus, sans toutefois les protéger systématiquement contre des actes de violence et de discrimination.

En fait, cette tolérance, à priori avantageuse et positive, semble renforcer un certain statu quo freinant la défense concrète des droits de ces individus. Cela n’apparaît pourtant pas au premier coup d’œil lorsqu’on assiste à la Pride March de Manille, qui semble témoigner d’un dynamisme important. En effet, plusieurs groupes y participent avec leur contingent et présentent leur agenda spécifique, témoignant d’une variété d’objectifs. De fait, de nombreuses organisations s’intéressant aux enjeux des individus LGBTIQ existent aux Philippines, plus particulièrement depuis les années 1990 avec la naissance d’organismes tels The Library Foundation ou encore Pro Gay en plus de groupes universitaires [2]. Bien que d’autres organisations furent auparavant créées, celles-ci s’intéressaient surtout aux individus dits Baklas et Tomboys [3] et proposaient un agenda beaucoup plus orienté vers le divertissement que la protection des droits de ces individus. Enfin, le groupe Pro Gay est celui qui a organisé la première marche de 1994, qui n’attira toutefois que 50 personnes [4]. Tout de même, elle marquait le début d’une mobilisation autour des enjeux LGBTIQ aux Philippines.

Participants à la Pride March, défilant avec drapeaux et slogans. Crédits : Bruno Exiomo. http://www.rappler.com/move-ph/issues/gender-issues/77622-2014-metro-manila-pride

21 ans de mobilisation plus tard, qu’en est-il de la situation de ces communautés ? Malgré l’existence d’une tolérance, tel que mentionnée plus haut, cette dernière se limite toujours aux individus reproduisant certains stéréotypes déterminés, notamment au niveau professionnel [5]. À titre d’exemple, il est souvent sous-entendu qu’un bakla travaille dans des milieux considérés féminins, comme les salons de coiffure et qu’un tomboy occupe des positions masculines, par exemple en étant chauffeur de taxi. Or, bien que cela soit représentatif de l’occupation professionnelle d’un bon nombre d’individus LGBTIQ, ces préjugés renforcent leur marginalisation et peut être nuisible pour le développement de leur carrière. En effet, un grand nombre d’individus trans peinent à trouver un emploi stable et deviennent plus susceptibles de s’engager dans des réseaux de prostitutions pour subvenir à leurs besoins [6].

D’autre part, ces individus sont toujours les victimes d’actes de violence ou de discrimination. À titre d’exemple, un rapport de l’International Gay and Lesbian Human Rights Commission (IGLHRC) témoigne que les femmes lesbiennes et trans sont particulièrement sensibles aux actes de violences domestiques, comprenant attaques physiques, émotionnelles et sexuelles [7]. Non seulement les femmes trans sont plus susceptibles d’être victimes d’abus sexuels dans leur enfance, mais elles sont également souvent marginalisées dans les établissements publics. En effet, leur accès peut être refusé à certains bars ou restaurants ayant une politique anti-travestisme. Ce refus est lié au fait que le changement de genre légal étant encore impossible, le genre enregistré sur les cartes d’identité demeure celui obtenu à la naissance.

Un incident paradigmatique de cette réalité s’est d’ailleurs produit récemment au bar Valkyrie, situé dans une banlieue aisée de la région métropolitaine de Manille. Veejay Floresca, une designer de mode trans basée en Californie, s’est vu refusé l’accès à l’établissement sur les bases qu’elle ne respectait pas la règle interdisant le travestisme. Cela s’est produit même si elle a présenté des cartes américaines témoignant de son genre féminin. Cet incident a alors mené à une importante couverture médiatique sur le sujet, ramenant le débat sur le manque de sensibilité face aux communautés LGBTIQ et le besoin de protection légale de leurs droits [8].

Veejay Floresca, designer de mode trans. Crédits : Photo tirée de son profil Facebook.

À propos, un projet de loi à ce sujet a déjà été présenté au Congrès philippin en 2000. Mieux connu sous le nom de l’Anti-Discrimination Bill, cette loi cherche à éliminer la discrimination rencontrée par les individus LGBTIQ dans les établissements scolaires, sur le marché de travail, dans les hôpitaux ou encore en ce qui concerne l’accès à des services publics [9]. Toutefois, 15 ans plus tard, le projet de loi n’a toujours pas été adopté. De plus, avec l’arrivée des élections de 2016, il se peut que l’adoption soit retardée davantage. Or, ce projet de loi s’avère significatif pour la protection des droits des communautés LGBTIQ, considérant la portée nationale que cette mesure légale représenterait. Jusqu’à présent, des mesures anti-discriminatoires ont été mises de l’avant par certaines municipalités, mais elles ne représentent que 10 villes parmi 1 637 villes et municipalité aux Philippines [10]. La ville de Quezón est d’ailleurs la première municipalité à avoir adopté ces mesures et a servi d’exemple pour le développement des projets subséquents. Toutefois, considérant le statut minoritaire de ces mesures, l’adoption d’une loi comme l’Anti-Discrimination Bill est primordiale. Bien entendu, l’introduction d’un projet de loi n’est pas une solution complète, mais constitue un outil de base dans la promotion des droits des individus LGBTIQ.

En conclusion, bien que les enjeux des individus LGBTIQ soient adressés par une multitude d’organisations aux Philippines, la tolérance n’est pas gage de réelle protection et témoigne de l’importance de leurs efforts afin de mener à de véritables changements. Conséquemment, la Pride March demeurera un évènement toujours important dans les prochaines années, notamment en conscientisant la société philippine face à ces problèmes.

La protection contre la discrimination aux Philippines. Crédits : Eric Manalastas. http://pages.upd.edu.ph/ejmanalastas/policies-ordinances.

Légende (photo de couverture) : Le drapeau arc-en-ciel était brandi à la Pride March de Manille.
Crédits (photo de couverture) : AC Dimatatac et Tammy David http://manila.coconuts.co/2015/06/28/photos-metro-manila-pride-march-2015.

Portfolio


[1L’acronyme LGBTIQ comprenait originalement les termes lesbiennes, gaies, bisexuel-lles et trans. Toutefois, récemment les termes intersex et queer ont été ajoutés par soucis de représentativité.

[2Tan, Michael L. 2001. « Survival Through Pluralism ». Journal of Homosexuality, vol. 40, no 3-4, p. 124-125.

[3Le terme bakla renvoie à la présence d’une identité, d’une âme féminine à l’intérieur d’un corps masculin alors que le terme tomboy renvoie à une identité masculine dans un corps féminin. Pour avoir plus de détails au sujet de l’identité bakla, voir J. Neil. C. Garcia. 2008. Philippine Gay Culture : Binabae to Bakla, Silahis to MSM. Quezon : The University of the Philippines Press. En ce qui concerne l’identité tomboy, voir l’article de Mira Alexis P. Ofreneo (2003) : « Tomboys and Lesbians : The Filipino Female Homosexual and Her Identity Development Process ». Philippine Journal of Psychology, vol. 36, no 1, p.26-52.

[4Soriano, Cheryll Ruth Reyes. 2014. « Constructing collectivty in diversity : online political mobilization of a national LGBT political party ». Media Culture Society, vol. 36, no 1, p. 20-36.

[5Ibid., p. 24

[6Society of Transexual Women of the Phlippines (STRAP). 2012. The human rights situation of transgender people in the Philippines.

[7International Gay and Lesbian Human Rights Commission. 2014. Violence : Through the Lens of Lesbians, Bisexual Women and Trans People in Asia. Fact Sheet. New York : International Gay and Lesbian Human Rights Commission.

[8Trisha, Macas. 2015. « Fashion designer denied entry to a BCG club because of gender identity ». GMA News. En ligne. http://www.gmanetwork.com/news/story/508594/news/metromanila/fashion-designer-denied-entry-to-a-bgc-club-because-of-gender-identity. Un autre évènement témoignant de la réalité toujours difficile de ces individus est le meurtre de Jennifer Laudes par un militaire américain ayant découvert son identité trans. Comme le témoigne Inday Espina-Varona dans son article « Gay friendly ? Discrimination still claims LGBT lives in PH », suite à cet évènement, plusieurs individus ont blâmé la victime. Cela révèle non seulement que les communautés LGBTIQ sont sensibles aux actes de violence mais que la société demeure relativement fermée lorsqu’il est question de faire valoir leurs droits suite à des actes criminels ou discriminatoires. Pour plus d’informations sur ce sujet, lire l’article à l’adresse suivante : http://www.abs-cbnnews.com/focus/07/01/15/gay-friendly-discrimination-still-claims-lgbt-lives-ph.

[9International Gay and Lesbian Human Rights Commission. 2012. Human Rights Violations on the Basis of Sexual Orientation, Gender Identity, and Homosexuality in the Philippines. New York : International Gay and Lesbian Human Rights Commission.

[10Manalastas, Eric. 2010. Anti-Discrimination Ordinances. En ligne. http://pages.upd.edu.ph/ejmanalastas/policies-ordinances.

Candidat à la maîtrise en Science politique à l’Université de Montréal, Alex Chartrand s’intéresse aux enjeux et aux identités des communautés LGBTIQ en Asie du Sud-Est, plus particulièrement aux Philippines. Dans le cadre de son mémoire, il effectue présentement un travail de terrain à Manille.

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