Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Post-démocratie, populisme et résurgences autoritaires en Asie du Sud-Est : Que se passe-t-il ?

vendredi 6 avril 2018, par Dominique Caouette

Que se passe-t-il en Asie du Sud-Est ces jours-ci [1] ? On ne peut éviter cette question à la lumière des tournants autoritaires et parfois populistes empruntés par plusieurs gouvernements de la région [2]. Que l’on pense à la présidence populiste et autoritaire de Rodrigo Duterte aux Philippines, au régime militaire en Thaïlande, à la répression de l’opposition démocratique au Cambodge, à la répression de la minorité Rohingyas en Birmanie, aux manipulations de la carte électorale en Malaysia pour faciliter la continuité au pouvoir de la coalition nationale (Barisan nacional) ou encore aux mobilisations antichinoises et celles contre les groupes LGBTQ en Indonésie, le rétrécissement de l’espace démocratique et du pluralisme politique sont à l’ordre du jour. Comment peut-on expliquer ces ressacs autoritaires et le fait que la plupart des régimes de la région continuent de tenir des élections nationales [3] ? Ces tournants autoritaires sont-ils circonstanciels ou manifestent-ils une tendance lourde ? Bref, entrons-nous dans une nouvelle ère politique dans la région, qui pourrait être qualifiée de post-démocratique ? Alors que l’on imaginait que le développement économique et l’essor d’une classe moyenne assureraient la consolidation démocratique, il semble que ce soit le contraire qui se produise actuellement [4]. C’est cette énigme que nous tentons d’explorer ici.

Ressac démocratique et semi-autoritarisme

Aux Philippines, on assiste à la montée d’une forme de populisme autoritaire incarnée par l’excentrique président Rodrigo Duterte, qui a lancé une campagne massive contre les trafiquants de drogue et qui a fait jusqu’à maintenant autour de 10 000 victimes – essentiellement des habitants des quartiers pauvres de Manille et des grandes villes du pays. De plus, ce dernier a déclaré la loi martiale sur l’ensemble de l’île de Mindanao, suite à la prise et à l’occupation d’une ville du centre de l’île par une milice armée se revendiquant de l’État islamique, mais qui n’a pas pu démontrer de liens directs avec Daesh. Malgré ses frasques autoritaires et misogynes, il bénéficie de l’appui d’une grande partie des membres du Congrès et des classes moyennes (y compris l’importante diaspora philippine). Les rares voix dissidentes sont rapidement mises sur la sellette par une équipe efficace et virulente de « trolls » sur les médias sociaux.

Panneau publicitaire – ville de Davao à Mindanao, Philippines
Crédits : Dominique Caouette

En Thaïlande, depuis le coup d’État militaire de 2006 contre le président Thaksin Shinawatra, les militaires sont intervenus directement et indirectement à plusieurs reprises : la dernière fois en 2014 à travers la Cour constitutionnelle pour déposer du pouvoir la sœur de Thaksin (Yingluck), élue en 2011. Le pouvoir de l’armée en Thaïlande a significativement augmenté avec l’adoption en 2017 d’une nouvelle constitution (la 20e depuis 1932) qui limite l’étendue des pouvoirs du prochain gouvernement civil avec des élections prévues pour la fin de 2018, mais qui ont été récemment repoussées à début 2019. Avec la mort du roi Rama X et l’ascension au pouvoir de son fils, beaucoup moins populaire que son père, l’armée semble être en mesure de renforcer son contrôle des institutions politiques. Enfin, comme jamais auparavant les accusations de lèse-majesté ont été portées contre les dissidents, en particulier les intellectuels et universitaires jugés trop critiques ou menaçants, sans qu’il n’y ait eu de rassemblement d’opposition.

Au Cambodge, au début septembre 2017, le gouvernement de Hun Sen a ordonné l’arrestation de son principal opposant, Kem Sokha, à la tête du Cambodia National Rescue Party (CNRP), accusé de trahison pour avoir affirmé en 2013 qu’il avait reçu de l’aide financière et organisationnelle de la part de fondations américaines pour l’avancement de la démocratie. Également en septembre 2017, le plus important quotidien indépendant doit fermer ses portes à la suite de la réception d’une imposante facture de 6,3$ millions pour de supposés arriérés fiscaux. Après avoir gouverné conjointement avec le prince Norodom Ranariddh, président du parti monarchique, FUNCINPEC [5], Hu Sen dirige le pays depuis 1998, et ce, de manière de plus en plus autoritaire – entre autres en resserrant le contrôle sur les organisations de la société civile et les opposants politiques.

Marche vigile à Phnom Penh de la communauté de Lor Peang, Cambodge
Crédits : Ridan Sun

En Indonésie, la transition démocratique débute en 1998, avec le départ de la famille Suharto qui était au pouvoir depuis 1966. Si des élections présidentielles, législatives et régionales ont été organisées depuis, l’espace démocratique semble aujourd’hui mis à mal par la montée de mouvements populistes musulmans, souvent homophobes, antichinois et antichrétiens. En avril 2017, le maire par intérim de Jakarta, un indonésien d’origine chinoise et chrétien, a été défait aux élections de la ville, alors qu’il partait favori après avoir remporté le premier tour en février. Non seulement perd-il au second tour, mais il est également arrêté et emprisonné, étant accusé d’avoir blasphémé le Coran. Dès la fin 2016, une série de mobilisations racistes et anti-chrétiennes avaient été organisées par le groupe musulman orthodoxe Islamic Defenders Front (FPI), proche d’anciens militaires de l’époque de Suharto. Les récents évènements font craindre de nouvelles polarisations sociales et un retour éventuel de figures politiques associées aux années autoritaires du régime Suharto.

Le cinquième cas de figure, la Birmanie (ou Myanmar), est complexe et en pleine évolution. Gouvernée par une junte militaire depuis 1962, la Birmanie a suscité beaucoup d’espoir depuis l’annonce d’élections libres en 2010 par le général Thein Sein. Cette première élection a marqué l’amorce d’une transition électorale, qui a mené en novembre 2015 à la victoire aux élections législatives de la Ligue nationale pour la démocratie (LND), parti coorganisé et mené par la dissidente politique Aung San Suu Kyi, opposante de longue date à la dictature militaire. Cependant, la première année et demie au pouvoir assombrit quelque peu cet enthousiasme, alors que son gouvernement semble incapable ou peu enclin à protéger la minorité musulmane Rohingyas, victime de massacres et d’attaques organisées par des moines bouddhistes radicaux, souvent avec l’appui tacite de l’armée. Au moment d’écrire ces lignes, plus de 650 000 Rohingyas ont fui vers le Bangladesh. Malgré les promesses de la part des autorités birmanes de permettre un retour graduel, il est difficile d’espérer un dénouement rapide.

Une ère post-démocratique ?

Ces exemples illustrent les défis de l’analyse politique lorsque de nouveaux phénomènes semblent émerger. C’est souvent dans l’analyse « en temps réel », lorsque des dissonances cognitives sont présentes, que les risques de se tromper sont les plus grands. Il n’en reste pas moins qu’il semble exister une forme de convergence. Ainsi, il est possible d’identifier des éléments communs : 1) ces États ont des taux de croissance économique soutenus depuis plus d’une dizaine d’années ; 2) leur modèle de croissance économique est fondé sur la promotion des exportations et l’ouverture des marchés nationaux aux investissements étrangers ; 3) des classes moyennes sont en émergence ; 4) la plupart de ses régimes organisent des élections nationales et locales de manière régulière ; 5) les régimes contrôlent différentes formes de liberté d’expression (journalistes, intellectuels, ONG, etc.) ; 5) la Chine constitue maintenant le premier partenaire commercial et une source importance d’assistance internationale, notamment pour la construction d’infrastructures et semble réussir peu à peu à consolider un pouvoir d’influence (soft power) dans la région en tolérant ou appuyant des régimes qui pourraient être ostracisés par l’Ouest ; 6) dans plusieurs cas, un groupe spécifique est visé et victime de violence politique : les Rohingyas en Birmanie, les chrétiens chinois et les groupes LGBT en Indonésie, les petits trafiquants de drogue aux Philippines, les militants environnementalistes, journalistes et parti d’opposition au Cambodge, et les intellectuels et universitaires en Thaïlande ; enfin, 7) dans bien des cas, les gouvernants ne remettent pas en question les grands conglomérats et familles de la grande bourgeoisie, préférant des alliances et des partenariats, tout en garantissant l’accès aux marchés de consommation de masse pour une partie des classes moyennes émergentes, disposés à tolérer des régimes « forts », pourvu que les revenus générés, entre autres, dans les services (centre d’appel, industries d’assemblage, services financiers, travail migratoire et aujourd’hui tourisme) soient assurés.

Quartier financier et des affaires (Central Business District) de Singapour
Crédits : Dominique Caouette

Il est difficile d’affirmer qu’il s’agit de tendances lourdes qui pourraient se consolider au cours des années à venir avec la stabilisation de régimes hybrides (élus, mais semi-autoritaires) [6]. Mais la résilience d’une variété de régimes semi-autoritaires de type plus « classique » (Singapour et Malaisie) [7], tels qu’on les observe aujourd’hui, laisse à penser qu’il pourrait s’agir d’une nouvelle norme.

Légende (photo de couverture) : Affiche de campagne électorale de Rodrigo Duterte – Puerto Princesa, Palawan, Philippines
Crédits : Dominique Caouette


[1Une version étendue de ce texte est actuellement en évaluation pour publication dans l’ouvrage La politique en questions, qui sera publié par les Presses de l’Université de Montréal en 2018.

[2Une étude récente produite par un think tank sud-asiatique de la société civile propose une analyse similaire. Voir : Docena, Hebert, 2018. « The Rise of Populist Authoritarianisms in Asia : Challenges for People’s Movements », in Focus on the Global South. En ligne. https://focusweb.org/content/rise-populist-authoritarianisms-asia-printable-version-no-pictures (consultée le 6 avril 2018).

[3Déjà en 1996, Benedict Anderson avait soulevé cette question : Anderson, Benedict, 1996. « Elections and Participation in Three Southeast Asian Countries », in R. H. Taylor (dir.), The Politics of Elections in Southeast Asia. Cambridge : Cambridge University Press.

[4Walden Bello soulève cette même question en s’intéressant à cinq États (Chili, Indonésie, Italie, Indonésie, Philippines et Thaïlande) : Bello, Walden, 2018. « Counterrevolution, the Countryside and the Middle Classes : Lessons from Five Countries », in Journal of Peasant Studies 45 (1) : 21-58.

[5Soit le Front uni national pour un Cambodge indépendant, neutre, pacifique et coopératif.

[6Dans la passé, Allan Hicken s’est intéressé aux rôles des élections et des partis politiques dans le contexte de régimes hybrides : Hicken, Allan, 2008. « Developing Democracies in Southeast Asia : Theorizing the Role of Parties and Elections » in E. M. Kuhonta, D. Slater et T. Vu (dir.), Southeast Asia in Political Science : Theory, Region and Qualitative Analysis. Stanford : Stanford University Press.

[7Ceux-ci ont été décrit par William F. Case dès 1996 : Case, William F., 1996. « Can the “Halfway House” Stand ? Semidemocracy and Elite Theory in Three Southeast Asian Countries », in Comparative Politics 28 (4) : 437-464.

Dominique Caouette est professeur agrégé de science politique et responsable du pôle Études comparatives et transdisciplinaire de l’Asie du Sud-Est (ECTASE) à l’Université de Montréal. Crédit photo : Vivien Cottereau

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