Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Période difficile pour la démocratie en Corée du Sud

jeudi 7 avril 2016, par Thibault Paris

Les récentes conclusions du Rapporteur spécial des Nations Unies sur les libertés de rassemblement pacifique et d’association [1] mettent en lumière une tendance renforcée depuis l’arrivée au pouvoir de la Présidente PARK Geun-hye : les contre-pouvoirs (journalistes, syndicats, manifestants, etc.) voient leurs droits progressivement restreints.

La démocratisation sud-coréenne était pourtant bien en état de marche, notamment grâce à la vitalité de la société civile sud-coréenne, mais la société politique actuelle ne semble pas en mesure de répondre aux aspirations de cette dernière (incurie du pouvoir conservateur dans la gestion de nombreux dossiers, opposition progressiste divisée).

De plus en plus de rapports ont fait état de cette tendance à la régression de la démocratie sud-coréenne. L’ONG Freedom House [2] constate à travers ses indicateurs que le statut du pays peut toujours être considéré comme libre, mais que le taux de liberté (freedom rate) est passé de 1.5 à 2 (sur une échelle de 1 à 7, 1 étant le maximum) en 2014 alors qu’il s’était maintenu à 1.5 depuis 2005. La réduction des droits politiques semble avoir eu l’influence la plus importante sur ce résultat. Le rapport annuel de l’Economist Intelligence Unit [3] conclut pour sa part que la Corée du Sud n’est plus une démocratie complète (full democracy) mais une démocratie imparfaite classée 22e sur 167 Etats, bien qu’elle soit toujours l’un des pays asiatiques les plus démocratiques.

De nombreux exemples permettent de comprendre les conclusions de ces rapports. De l’immixtion des services de renseignement (National Intelligence Service, gukjeongwon) dans l’élection présidentielle de 2012 à l’adoption controversée du projet de loi antiterroriste par l’Assemblée nationale en mars 2016, en passant par la gestion inadaptée du naufrage du Sewol en avril 2014 et de la mobilisation qui lui est liée, voire le récent projet de rédaction des manuels d’histoire par le gouvernement, la démocratie sud-coréenne dérive lentement vers une forme d’autorité renforcée, principalement sur le plan des libertés civiles et politiques.

Manifestants demandant la démission de la présidente Park Geun-hye après le naufrage du Sewol, mai 2014. Source : http://www.koreaherald.com/view.php?ud=20140525000350

Plusieurs domaines de liberté ont déjà partiellement été emportés par ce vent autoritaire. La liberté d’expression, surtout celle de la presse, figure au rang des plus menacées. Freedom House [4] a dégradé le statut du pays de ce point de vue en 2011, devenant partiellement libre (partially free) après avoir été considéré comme libre (free) depuis 2002. Les cas de Tatsuya Kato, journaliste du Sankei Shimbun accusé en 2014 d’avoir diffamé la présidente Park ; et celui de Shin Eun-mi, coréenne-américaine expulsée de Corée du Sud en 2015 pour avoir « passé sous silence » les violations des droits de l’Homme en Corée du Nord, sont édifiants.

Plusieurs artistes sud-coréens ont aussi été inquiétés sous la pression des autorités en 2014-2015, tels Lee Ha et ses posters satirisant les hommes politiques du pays, ou Hong Song-dam, peintre reconnu du minjung (référant souvent au mouvement démocratique des années 1980), et dont l’œuvre « Sewol Owol » a été retirée de la Biennale de Gwangju. La justice tranche toutefois quelquefois en la faveur des accusés comme dans le cas de Lee Ha, les accusations ne reposant sur aucune base légale. Les citoyens font face à ces restrictions dans leur liberté d’expression au jour le jour : l’intrusion d’une agence gouvernementale dans leur intimité sur Kakaotalk, un réseau social sud-coréen très utilisé, les pousse à se tourner vers les réseaux étrangers.

« Sewol Owol » de Hong Song-dam, août 2014. Source : http://www.koreaobserver.com/gwangju-biennale-sewol-owol-artists-boycott-gwangju-biennale-over-disapproval-of-satirical-painting-23040/

S’agissant des libertés de rassemblement et d’association, une régression similaire est clairement visible. Les interdictions de partis et syndicats pour des raisons fallacieuses sont inédites depuis la démocratisation à la fin des années 1980, à l’exemple du Parti progressiste unifié (tonghabjinbodang) interdit en décembre 2014 car accusé de soutenir le régime nord-coréen, et premier parti interdit depuis 1958. De même, le syndicat Korean Teachers and Education Workers Union (KTU, jeonkyojo) a été menacé d’interdiction pour avoir « conspiré pour renverser le gouvernement », puis privé de son statut légal en 2013 pour ne pas avoir modifié ses statuts à la demande expresse de l’administration Park. Il semble ainsi qu’agiter l’éventail de la menace nord-coréenne voire terroriste permette d’écarter certains opposants du jeu politique.

Pour museler une opposition trop gênante, l’Etat sud-coréen peut s’appuyer sur un arsenal juridique largement issu des régimes dictatoriaux de la Guerre froide, renforcé depuis peu. La fameuse loi de sécurité nationale [5] (gukgaboanbeob) promulguée en 1948 et révisée plusieurs fois depuis, ainsi que la loi de diffamation [6] (art. 307 du Code pénal) constituent des instruments de choix. Plus récemment, la loi antiterroriste [7], adoptée début mars 2016, permet de donner plus de pouvoirs à l’Agence nationale de renseignement (gukjeongwon), dont on ne présente plus les antécédents anti-démocratiques. Vagues dans leurs formulations et interprétés largement, ces instruments législatifs participent des réactions disproportionnées de l’Etat aux opinions dissidentes.

Face à cette répression latente, la société civile reste mobilisée comme en témoignent les manifestations d’avril 2014 et 2015 suite au naufrage du Sewol ou celles de fin 2015 contre la réécriture de l’histoire dans les manuels scolaires. L’opposition progressiste semble cependant divisée et incapable de jouer son rôle de contre-pouvoir. Malgré l’obstruction (filibuster) d’une longueur sans précédent des parlementaires d’opposition contre la loi antiterroriste, le départ d’Ahn Cheol-soo du principal parti démocrate Minjoo (deobuleominjudang) en décembre 2015 à quatre mois des élections législatives, rend peu optimiste quant à la formation d’une force d’opposition ayant un levier politique assez puissant pour être capable de relayer les demandes démocratiques.

Eun Su-mi, parlementaire du parti Minjoo, a parlé durant plus de dix heures pour empêcher l’adoption de la loi antiterroriste, 24 février 2016. Source : http://www.yonhapnews.co.kr/bulletin/2016/02/24/0200000000AKR20160224105500001.HTML

Les atteintes aux libertés en Corée du Sud sont à la fois révélatrices du ralentissement du processus de consolidation démocratique et « catalysatrices de ce ralentissement ». Elles provoquent des contestations, montrant par-là que la société civile est vibrante en faisant pression pour mettre à l’agenda les problèmes de la démocratie sud-coréenne. Toutefois la société politique, opposition comme parti au pouvoir, parait léthargique, incapable d’écouter les demandes populaires : elle n’entreprend pas les réformes qui permettraient de consolider plus encore la démocratie sud-coréenne. Comment évaluer cette période trouble ? S’agit-il d’une post-démocratie [8] ? Non, car les citoyens sud-coréens ne sont pas passifs. S’agit-il d’une démocratie illibérale [9] ? Peut-être en partie, la Constitution coréenne étant bien libérale mais la pratique ne l’étant pas complètement.

Légende (photo de couverture) : La Présidente Park Geun-hye, mars 2013.
Crédits : http://www.pressian.com/news/article.html?no=64623


[1“[Full text] UN Special Rapporteur’s Conclusion on Rights in South Korea”, Korea Exposé, January 29th, 2016, en ligne, http://www.koreaexpose.com/news/un-special-rapporteurs-conclusion-on-rights-in-south-korea/

[2“Freedom in the World 2015 : South Korea”, Freedom House, 2016, en ligne, https://freedomhouse.org/report/freedom-world/2015/south-korea

[3“Democracy Index 2015 : Democracy in an age of anxiety”, The Economist Intelligence Unit, 2016, en ligne, http://www.eiu.com/public/topical_report.aspx?campaignid=DemocracyIndex2015

[4“Freedom of the Press 2015 South Korea”, Freedom House, 2016, en ligne, https://freedomhouse.org/report/freedom-press/2015/south-korea

[5“Gukgaboanbeob”, Gukgabeoblyeongjeongbo Center, en ligne, http://www.law.go.kr/%EB%B2%95%EB%A0%B9/%EA%B5%AD%EA%B0%80%EB%B3%B4%EC%95%88%EB%B2%9

[6“Hyeongbeob – je 307jo (myeongyehweson)”, Gukgabeoblyeongjeongbo Center, en ligne, http://www.law.go.kr/lsInfoP.do?lsiSeq=138767#0000

[7“Gukminbohowa gongonganjeoneul wihan terrorbangjibeob”, Gukgabeoblyeongjeongbo Center, en ligne, http://law.go.kr/lsInfoP.do?lsiSeq=181624#0000

[8Colin Crouch (trad. Yves Coleman), Post-démocratie, Diaphanes, 2005, 140 p.
D’après C. Crouch, un régime démocratique devient post-démocratique lorsque, malgré des élections aboutissant à un changement de gouvernement, le débat public électoral est contrôlé et limité à certaines thématiques, la plupart des citoyens jouant un rôle passif voire apathique.

[9Fareed Zakaria, “The Rise of Illiberal Democracy”, Foreign Affairs, November/December 1997
Fareed Zakaria, The Future of Freedom. Illiberal Democracy at Home and Abroad, W.W. Norton and Company, New York London, 2003, 286 p.
D’après F. Zakaria, une démocratie illibérale est un régime dans lequel la Constitution rédigée ou révisée durant la transition démocratique est libérale au sens politique et économique, mais la pratique ne l’est pas.

Thibault Paris complète un master "carrières européennes et internationales" (mention "conflits et développement") à Sciences Po Lille, en France. Il a effectué un an d'échange universitaire (2013-2014) à l'université Hallym en Corée du Sud, et deux stages dans le domaine des droits de l'Homme des Nord-coréens (Database Center for North Korean Human Rights, Mulmangcho). Enfin, il a rédigé son mémoire de master sur les mobilisations de la société civile sud-coréenne après le naufrage du ferry Sewol.

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