Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Les pirates refont surface en Asie du Sud-Est

lundi 6 octobre 2014, par Eric Frécon

Les pirates sont de retour en Asie du Sud-est ! Mais étaient-ils réellement partis ? On l’a cru : après les pics de 2000 et 2003, des mesures ont été prises dans le détroit de Malacca. Sous pression des États-Unis, prêts à envoyer des troupes sillonner le secteur autant pour traquer les hypothétiques terroristes des mers que pour surveiller le commerce chinois, les États riverains ont réagi.

Des patrouilles navales coordonnées – mais non conjointes – mises en place en 2004, des opérations aériennes à partir de 2005 et des échanges de renseignements depuis 2006 auraient expliqué le passage de 38 attaques dans le détroit de Malacca en 2004 à deux ou une, chaque année, depuis 2008. En sus, le Regional Cooperation Agreement on Combating Piracy and Armed Robbery against Ships in Asia (ReCAAP) et son Information Sharing Centre (ISC) sont apparus sur la scène régionale en 2006. En sont aujourd’hui membres non seulement des pays asiatiques, mais aussi occidentaux : Australie, Bangladesh, Birmanie/Myanmar, Brunei Darussalam, Cambodge, Chine populaire, Corée du Sud, Danemark, États-Unis (depuis octobre 2014) [1], Inde, Japon, Laos, Norvège, Pays-Bas, Philippines, Royaume-Uni, Singapour, Sri Lanka, Thaïlande et Vietnam. Même la France essaierait d’intégrer ce club de garde-côtes et polices maritimes. Parce que l’initiative est basée à Singapour, l’Indonésie et la Malaisie – deux États clefs dans la lutte contre la piraterie – n’ont pas rejoint le centre. Quant au Japon, il garde la main en se réservant le poste de directeur de l’ISC.

Patrouille de la police maritime indonésienne dans le détroit de Singapour, à bord d’un patrouilleur donné par les Etats-Unis, en 2009. © Eric Frécon
Provinces indonésiennes des Riau et des îles Riau, foyers de pirates. © RSIS

Toutes ces mesures ont fait la fierté des Etats, qui ont vanté leur modèle jusqu’en Afrique. Pourtant, les bateaux de patrouille n’étaient pas nombreux ou de trop gros tonnages, donc inefficaces. Un audit de 2009 évaluait à 16,5 % le taux de disponibilité (readiness) des navires de la marine indonésienne [2]. Quant aux rotations aériennes, elles étaient inexistantes ou de jour, donc inutiles. Enfin, les chamailleries bilatérales nuisait à la pleine confiance en mer entre l’Indonésie, la Malaisie et Singapour. Il convient alors de mobiliser d’autres arguments pour expliquer la baisse des attaques de pirates, tels le développement des zones franches de Batam, Bintan et Karimun, le processus de décentralisation lancé en Indonésie au début des années 2000 pour répondre aux attentes du terrain et, surtout, le volet plus médiatique qu’opérationnel des patrouilles. À force d’articles sur le sujet, les pirates se sont inquiétés. Vingt ans après l’explosion de la piraterie au début des années 1990, à présent mariés et pères de familles, beaucoup ont aspiré à une retraite paisible [3].

Singapour vu depuis Belakang Padang, en Indonésie, au point le plus resserré du détroit de Malacca, au large de Batu Berhenti, en 2011. © Eric Frécon

Les gouvernements se seraient-ils donc fourvoyés en croyant à la pleine et entière efficacité des patrouilles ? N’ont-ils pas senti le vent pirate se lever à nouveau ? Aigris et amers suite aux promesses gouvernementales non-tenues, désabusés et toujours au chômage, certains ont décidé de reprendre la mer. Des chefs de gangs partis hier profiter de leurs butins – Bulldog par exemple à Java-Ouest, vers Banten, où il a bâti une école coranique ; David à Sulawesi, pour y planter des poivriers – sont revenus sur la petite île de Belakang Padang, au sud de Singapour. Ils ont (re)commencé à mener des attaques jusqu’en mer de Chine méridionale, à partir d’un bateau-mère en bois à bord duquel étaient embarqués les sampans [4] utilisés pour les abordages. Là, les incidents sont passés de zéro à 31 entre 2008 et 2010. Aujourd’hui, c’est surtout entre les îles de Karimun et de Batam que les pirates opèrent, au cœur du détroit de Singapour, près du mouillage de Nipah. 23 incidents y ont été rapportés entre janvier et juin 2014, contre six et trois en 2012 et 2013 [5]. L’inquiétude naît aussi des attaques de plus en plus nombreuses contre les navires en route : 45 % des cas lors du premier semestre 2014 contre 22 % deux ans plus tôt, lorsque des repérages étaient effectués de jour contre les navires au mouillage avant des attaques de nuit.

Attaques menées et effectives en Asie du Sud-Est de 1991 à juillet 2014

Ces pirates des kampung [6] se révèlent opportunistes dans le choix de leurs victimes et prêts à payer des sorciers (dukun) locaux pour profiter de l’eau magique qui rendrait leurs sampans invisibles. Ils diffèrent des pirates des villes, plus ambitieux et recrutés occasionnellement par des gangs régionaux. Eux aussi font à nouveau parler d’eux. Le nombre de navires siphonnés s’est multiplié : onze opérations réussies entre 2011 et juillet 2014, dont sept en 2014, essentiellement aux abords des archipels des Riau en Indonésie et de Tioman en Malaisie.

Reconstitution par des pirates (temporairement) à la retraite, vers Batam en 2009. © Eric Frécon

Certes, la revente illégale de carburant à bord des navires a souvent été rapportée. Dès lors, certains se sont interrogés sur ces récentes attaques : ne s’agirait-il pas davantage de masquer la perte de carburant, en réalité revendue au marché noir, par une attaque pirate imaginaire ? La question du renseignement se pose aussi avec acuité puisque sur les sept incidents rapportés en 2014, quatre ont touché la même compagnie maritime, sans doute infiltrée par un gang [7]. Il n’empêche, cette pratique inquiète les marins de la région. Même le Joint War Committee du Lloyd’s, le célèbre marché d’assurances britannique, disait suivre ces derniers développements de près en septembre 2014 [8]. La crainte pour les ports de la région serait de le voir qualifier les détroits de « zone à risque de guerre », ce qu’il a déjà fait en 2005 avec des répercussions en termes de primes d’assurances.

Pour contrer cette résurgence, l’Information Fusion Centre, sur la base navale singapourienne de Changi, accueille une quinzaine d’officiers de liaison de treize pays différents, dont un Français, un Indonésien et un Malaisien – à la différence du ReCAAP. Son approche se veut globale, en incluant à la fois sûreté et sécurité maritimes ainsi que pêche illégale et contrebande. La question se pose en effet des éventuelles interactions entre ces différents volets et sphères criminels. Par ailleurs, au-delà des seuls détroits de Malacca et de Singapour, ceux de Balabac et de Makassar, à l’est de Bornéo, devront être surveillés de près. Malgré les statistiques opaques, le kidnapping semble s’y développer, sans doute depuis le sud des Philippines, en attendant que n’y explose le trafic maritime.

Graphiques (source) : ICC-IMB, 2014. Piracy and Armed Robbery Against Ships – Annual report, Londres : ICC-CCS (juillet), p. 5-6.

Légende (photo de couverture) : Reconstitution par des pirates (temporairement) à la retraite, vers Batam en 2009.

Source (photo de couverture) : http://2p2l.com/portfolio/malacca-la-trev-du-detroit/#.VDM-OOduFdi.


[1Government Security News, 2014. "U.S. joins ReCAAP anti-piracy organization", éd. du 02-10-2014. En ligne. http://www.gsnmagazine.com/node/42655?c=maritime_port_security (page consultée le 7 octobre 2014).

[22009. “Indonesian navy to prioritize swift patrol boats” in Antara, éd. du 16 octobre ; Sihaloho, Markus Juianto, 2009. “With Money Tight, Military Looks to DIY Patrol Vessels” in The Jakarta Globe, éd. du 24 septembre.

[3Plus de précisions dans Frécon, Eric, 2014. Chez les pirates d’Asie. Paris : Fayard.

[4Petit navire rapide, en bois et à moteur, très courant dans le monde malais.

[5Tous les chiffres fournis ici proviennent de ISC, 2014. Piracy and Armed Robbery against Ships in Asia 1st January - 30th June 2014 Half Yearly Report. Singapour : ReCAAP. ; ISC, 2014. Special Report on Incidents of Siphoning of Fuel/Oil at Sea in Asia. Singapour : ReCAAP (août).

[6Village dans le monde malais.

[7Information Fusion Centre, Shared Awareness Meeting, Singapore, 21 August 2014.

[8Entretien par courrier électronique le 15 septembre 2014.

Spécialiste de la piraterie maritime en Asie du Sud-Est, Eric Frécon enseigne à l'École navale de Brest et pilote l'Observatoire Asie du Sud-Est de l'Asia Centre. Il est titulaire d'un doctorat en science politique de l'Institut d'Etudes Politiques (Sciences Po) de Paris.

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