Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Les éco-conquérants à l’assaut du Cambodge

mercredi 4 février 2015, par Jonathan Tardif

Au sens militaire, conquérir c’est se rendre maître d’un territoire par les armes. Dans son sens plus général, cela signifie étendre son emprise sur quelque chose ou sur quelqu’un. Depuis plusieurs années, « l’écologisme » joue un rôle croissant dans la conquête territoriale. Le Cambodge n’échappe pas à cette réalité, comme en fait foi le travail de la Wildlife Alliance dans la région des Cardamomes.

L’accaparement des terres fait la plupart du temps référence à l’acquisition de vastes territoires dans les pays du Sud par des intérêts privés étrangers afin de poursuivre des projets d’agriculture à grande échelle. Plus insidieuses et moins discutées sont les formes contemporaines d’appropriation des terres à des fins environnementales, ou ce que les anglophones appellent green grabbing [1]. Ce phénomène n’est pas nouveau [2]. Cependant, avec la marchandisation croissante de la nature, on voit apparaître de nouvelles alliances dans ce domaine et les processus par lesquels les paysans pauvres sont dépossédés de leurs terres se transforment.

Un point central sur lequel il faut insister ici est que la conservation, plutôt que de soustraire certains territoires aux griffes du capitalisme comme on pourrait le penser, joue un rôle important dans sa croissance et sa reproduction [3]. De nouveaux types de gouvernance environnementale apparaissent où les partenariats entre les acteurs de la conservation et ceux du secteur privé sont de plus en plus fréquents [4].

Dans ce contexte, les organisations non gouvernementales (ONG) en conservation deviennent des acteurs clés qui ont vu leur pouvoir croître ces dernières décennies [5]. D’abord, leurs moyens financiers prennent parfois des proportions vertigineuses. Les quatre plus grandes ont à elles seules engrangé des revenus de près de deux milliards $ US en 2012, soit plus que le produit intérieur brut du Libéria ou du Belize [6] ! Ces organisations occupent aussi une position d’experts scientifiques ou encore de « courtiers du savoir » qui leur permet d’orienter le débat dans ce domaine. Elles savent par ailleurs utiliser les différents médias à leur avantage, par exemple en insistant sur des espèces charismatiques comme le panda ou l’éléphant.

Au Cambodge, les ONG en conservation participent à la création et la gestion des aires protégées depuis une quinzaine d’années. Les Cardamomes sont particulièrement attirantes parce qu’elles possèdent l’une des plus vastes forêts primaires de l’Asie du Sud-Est continentale, protégée ironiquement en partie par les Khmers rouges qui s’y étaient retranchés. C’est là que l’ONG américaine Wildlife Alliance mis en œuvre, à partir du début des années 2000, trois stratégies pour conquérir ce nouveau territoire : 1) l’établissement d’une aire protégée formelle ; 2) la culture d’alliances politiques ciblées ; et 3) la mise en place d’un projet d’écotourisme.

Carte générale du Cambodge. Source : NASA (2014) et Open Development Cambodia (2014), adaptée par Marc Girard.

Une forêt protégée a ainsi été créée en 2004 à la suite d’un lobbying soutenu, qui visait à mettre fin à la déforestation et au trafic de la faune sauvage. Bien que le gouvernement soit officiellement responsable de la gestion de ce territoire, dans les faits c’est plutôt l’organisation qui tient les rênes. Financée à coups de millions par une fondation privée, ses ressources financières et techniques lui procurent beaucoup de pouvoir. Par exemple, elle a établi six stations dans lesquelles sont basées des équipes de gardes forestiers et de militaires cambodgiens qui patrouillent le territoire sans relâche. Ceux-ci sont employés par l’État, mais l’ONG paie jusqu’à cinq fois leur salaire régulier afin de s’assurer leur fidélité [7]. Elle a aussi multiplié les marqueurs territoriaux concrets, notamment en délimitant la forêt protégée avec plus de 1500 bornes en ciment posées à intervalles réguliers sur les 324 km que fait la frontière du parc. L’ONG a par ailleurs réussi à faire adopter des règles strictes à l’intérieur de la forêt protégée, ce qui a eu pour effet de transformer du jour au lendemain de nombreux chasseurs locaux en méchants braconniers.

Borne en ciment. Crédits : Jonathan Tardif.

Wildlife Alliance a pris le contrôle de ce territoire en se faisant de très bons amis au sein du gouvernement, un travail mené rondement par la fondatrice et directrice de l’organisation. Comment a-t-elle pu accéder aux hautes sphères du pouvoir ? D’abord, elle a su s’acoquiner avec des vedettes, comme Angelina Jolie, active au Cambodge et privilégiant d’un accès particulier au premier ministre. Elle a également financé un voyage au Costa Rica à quelques hauts fonctionnaires influents afin de leur montrer qu’une forêt debout peut rapporter gros, notamment par le biais de l’écotourisme. L’ONG possède aussi son propre hélicoptère, un signe de pouvoir au Cambodge qui lui ouvre bien des portes.

Quand l’ONG a réalisé que son approche trop musclée – maisons brûlées, déplacements forcés… – ne fonctionnait pas très bien et qu’elle se mettait plusieurs acteurs clés à dos, dont la population et les autorités locales, elle a initié un projet d’écotourisme. Présenté comme une panacée capable de concilier développement économique, protection de l’environnement et bien-être des communautés rurales, l’écotourisme a ainsi permis de rallier les plus récalcitrants. Cette rhétorique est très efficace, mais elle masque du même coup toute la complexité inhérente à ce type d’intervention qui fait au passage bien des perdants.

Accueil au village de Chi Phat. Crédits : Jonathan Tardif.

Dans ce cas-ci, plusieurs problèmes ont émergé : appropriation du réseau d’hébergement par l’élite locale ; désintéressement manifeste de la part des paysans ; revenus insuffisants pour couvrir les dépenses du projet ; dépendance face aux voyagistes nationaux et internationaux, etc. Wildlife Alliance avait peu d’expérience en développement communautaire quand ils ont lancé le projet d’écotourisme, mais leur équipe de communication, basée à New-York, s’est chargée de présenter le projet au public sous ses meilleurs angles, attirant ainsi journalistes et voyageurs du monde entier.

Couverture médiatique du projet d’écotourisme à Chi Phat. Crédits : Jonathan Tardif.

Ainsi, Wildlife Alliance se pose en éco-conquérant. Son succès relatif découle du fait qu’elle a su marier une approche musclée de la conservation à une attention (réelle ou feinte) portée aux populations locales et aux acteurs en position de pouvoir, notamment en mobilisant des relais (touristes, journalistes, etc.) pour porter son message. Cependant, avec la pression croissante d’investisseurs chinois en quête de nouveaux territoires, les frontières de son royaume sont de plus en plus contestées. Pour le meilleur et pour le pire.

Légende (photo de couverture) : La région des Cardamomes, au Cambodge.

Crédits (photo de couverture) : Jonathan Tardif.


[1Fairhead, James, Melissa Leach et Ian Scoones, 2012. « Green Grabbing : a new appropriation of nature ? » in Journal of Peasant Studies 39(2) : 237-261 ; Vidal, John, 2008. « The great green land grab » in The Guardian, éd. du 13 février.

[2On n’a qu’à penser aux nombreuses aires protégées créées depuis les années 1960 desquelles les populations locales on été expulsées, souvent violemment. À ce sujet, voir par exemple : Adams, William M., et Jon Hutton, 2007. « People, Parks and Poverty : Political Ecology and Biodiversity Conservation » in Conservation and Society 5(2) : 147-183.

[3Brockington, Dan, Rosaleen Duffy et Jim Igoe, 2008. Nature unbound : conservation, capitalism and the future of protected areas. London : Earthscan ; Sullivan, Sian, 2006. « Elephant in the Room ? Problematising ’New’ (Neoliberal) Biodiversity Conservation » in Forum for Development Studies 33(1) : 105-135.

[4On peut penser aux nombreuses multinationales qui commanditent maintenant les grandes organisations environnementales de ce monde, au transfert de la gestion des aires protégées de l’État vers des entreprises privées ou encore à l’omniprésence de l’écotourisme.

[5Chapin, Mac, 2004. « A Challenge to Conservationists » in World Watch, 17-31 ; Dumoulin, David et Estienne Rodary, 2005. « Les ONG, au centre du secteur mondial de la conservation de la biodiversité » in Catherine Aubertin (dir.), Représenter la nature ? ONG et biodiversité. Montpellier : IRD.

[6Ces quatre organisations sont WWF, Conservation International, The Nature Conservancy et Wildlife Conservation Society.

[7Le salaire de base de ces employés gouvernementaux tourne autour de 30 $ US par mois.

Jonathan Tardif est titulaire d'un doctorat en géographie de l'Université de Montréal. Sa thèse porte sur les enjeux sociopolitiques du développement de l'écotourisme dans les aires protégées du Cambodge.

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