Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Les Jeux olympiques : véritable instrument de soft power ou simple paravent de la Real politik ?

lundi 12 mars 2018, par Gauthier Mouton

Bien que les Jeux d’hiver n’arrivent pas à égaler la ferveur de leurs cousins d’été, l’événement olympique qui s’est clôturé à PyeongChang a retenu l’attention internationale en raison d’un contexte géopolitique dégradé dans la péninsule coréenne. L’hypothèse que les Jeux olympiques (JO) n’aient pas lieu fut même avancée. Grand-messe du sport mondial dont la dimension politique n’est plus à démontrer, ces JO en Corée du Sud s’inscrivent dans une stratégie de politique étrangère, dite du pays-hôte, adoptée progressivement en Asie. L’article vise à explorer les précédents qui ont marqué la diplomatie du sport en Asie et interroger les potentiels gains politiques pour le régime sud-coréen et son turbulent voisin. Force est de constater que l’organisation des Jeux présente de nombreux avantages : un rayonnement international par le soft power, un « gage de respectabilité » [1], une visibilité sur la scène internationale synonyme pour certains États de sécurité régionale, ou encore des retombées économiques [2].

Des relations complexes et distendues entre l’Asie et le Comité International Olympique

L’Asie est intégrée très tôt au mouvement sportif international – le Japon participe à la sixième édition des Jeux d’été en 1912 –, mais sa relation avec le Mouvement olympique est marquée par d’importantes tensions. En effet, afin de contrebalancer l’eurocentrisme des JO, on assiste dès lors à une régionalisation du Mouvement olympique [3] et se développe en Asie des « sous-structures » ou des jeux parallèles hostiles [4] au Comité International Olympique (CIO). Tout comme les Jeux de l’Extrême-Orient, les premiers Jeux asiatiques de 1951 véhiculent une forme de contestation face à un ordre sportif international dominé par les puissances occidentales.

Durant les décennies 1960-1970, la première édition des Jeux des Nouvelles Forces émergentes (Games of New Emerging Forces – GANEFO) à Jakarta en 1963 constitue la parfaite illustration de la politisation du sport international [5]. En effet, les GANEFO représentent la menace la plus sérieuse que le CIO ait eu à affronter au fil de son histoire. Gabriel Bernasconi souligne d’ailleurs le paradoxe propre au sport asiatique, en qualifiant la région de « berceau des premiers jeux régionaux et des jeux parallèles les plus hostiles aux Jeux olympiques » [6].

Il faut mentionner enfin la plus récente association asiatique, l’Olympic Council of Asia, fondée en 1982, et regroupant 45 membres dont certains situés au Proche et Moyen-Orient [7]. Au début des années 1990, certaines nations asiatiques vont tenter d’exclure les pays arabes membres de cette organisation. Il s’agit pour eux de « rendre les Jeux asiatiques à l’Asie » [8] et d’inciter les pays arabes à monter leur propre organisation. En filigrane apparaît déjà la volonté des pays asiatiques d’occuper une place prépondérante dans le domaine olympique.

La diplomatie du pays-hôte, une remise en cause de l’eurocentrisme des Jeux olympiques

Au-delà de l’explication qui tient à l’absence de neige et de glace sur une bonne partie du globe, les Jeux d’hiver ont historiquement véhiculé une forme d’eurocentrisme. Ce phénomène renvoie d’une part, à une surreprésentation de certains pays dans le palmarès des médailles, et d’autre part, à un déséquilibre concernant l’organisation des Jeux. Les JO de PeyongChang n’auront pas bouleversé l’hégémonie des pays européens dans leur quête de médailles olympiques : l’Allemagne, la Norvège, les États-Unis et le Canada ont encore dominé les épreuves.

statisla – Classement des médailles d’hiver des Jeux Olympiques d’hiver de 1924 à 2014
https://www.statista.com/statistics/266371/winter-olympic-games-medal-tally-of-the-most-successful-nations/

Tout aussi révélatrice, l’observation des villes-hôtes au cours de l’histoire montre une importante domination de l’Europe et de l’Amérique du Nord, tandis que certaines zones sont « déshéritées » du sport international [9]. En outre, de la première édition des JO d’hiver en 1924, il faudra attendre 1972 pour que se déroulent des Jeux hivernaux en Asie (Sapporo).

Afin de contrecarrer le monopole de l’organisation de tels événements par quelques pays européens et nord-américains, les puissances asiatiques émergentes ou en quête de rayonnement international misent désormais sur la diplomatie du pays-hôte initiée par la Chine [10]. Cette stratégie semble payante puisqu’une nouvelle domination asiatique apparaît dans l’attribution des villes d’accueil des Jeux : après Beijing en 2008, PyeongChang cette année, les Jeux d’été à Tokyo en 2020, la capitale chinoise accueillera ceux d’hiver en 2022. Avec cinq éditions en quinze ans sur le même continent, l’Asie devance même l’Europe dans l’histoire olympique récente. Néanmoins, rares furent des JO comme ceux de PeyongChang à cristalliser autant de tensions internationales.

PeyongChang 2018 : le Kairos vers la désescalade entre les deux Corées ?

Si ces Jeux d’hiver se sont ouverts dans un contexte sécuritaire extrêmement instable, ce n’est toutefois pas la première fois que l’arme nucléaire surplombe un évènement olympique [11]. De plus, l’olympisme a déjà démontré sa capacité d’amorcer une dynamique de détente entre les deux Corées. À PeyongChang, il s’agit de la cinquième occasion sportive au cours de laquelle les deux délégations défilent sous le drapeau de la péninsule coréenne réunie [12]. Ces Jeux d’hiver 2018 peuvent-ils pour autant incarner le Kairos vers la désescalade dans cette crise coréenne ?

Drapeau de la Corée unifiée

Dans la philosophie grecque, le concept de Kairos renvoie à la conscience qu’un moment particulier représente une opportunité favorable à l’action. Autrement dit, le Kairos dessine les contours – parfois un peu flous – d’un moment opportun. S’il ne faut pas faire preuve de naïveté en imaginant que les Jeux de Beijing ont suffi à faire de la Chine le pays des Droits de l’Homme, il serait malhonnête de nier qu’ils ont contribué à une certaine ouverture du régime. De la même manière, sans pour autant espérer que le régime nord-coréen se transforme en démocratie libérale dès demain, on peut souhaiter que les responsables coréens adoptent les préceptes grecs et saisissent cette opportunité pour amorcer une désescalade. En présentant sa sœur, Kim Yo-jong, comme émissaire de paix, le leader nord-coréen a réussi son opération séduction. Invité à Pyongyang après les Jeux, le président sud-coréen Moon Jae-in a quant à lui gagné en crédibilité vis-à-vis des principaux acteurs dans le « dossier nord-coréen ». Reste à savoir si cette rencontre sportive pourra se traduire par des avancées tangibles dans une autre arène, celle de la Real politik.

Légende (photo de couverture) : Les équipes olympiques de la Corée du Sud et de la République populaire démocratique de Corée défilant ensemble lors de la cérémonie de clôture des Jeux de PeyongChang le 25 février 2018. Crédits : Getty Images (2018)
https://www.pyeongchang2018.com/fr/news/les-meilleurs-moments-de-la-c%C3%A9r%C3%A9monie-de-cl%C3%B4ture-de-pyeongchang-2018


[1L’organisation des Jeux pouvant récompenser une ouverture démocratique du pays.

[2À l’instar des Jeux d’hiver d’Albertville en 1982 qui ont accompagné un développement des infrastructures aux pieds des Alpes françaises, les JO de PyeongChang devraient profiter à la province du Gangwon, une région pauvre vivant essentiellement de la pêche.

[3Wargnier, Quentin, 2015. « La structuration régionale du Mouvement olympique face à la régionalisation géopolitique », mémoire de maîtrise. Paris : Département de science politique, Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis.

[4Dès 1913 sont créés les Jeux d’Extrême-Orient. Impulsés par les Occidentaux et notamment la YMCA américaine, ils regroupent à Manille les Philippines, le Japon et la Chine. Ils dureront jusqu’en 1937, date de l’invasion japonaise de la Chine. Les Jeux d’Asie de l’Ouest, créés en 1934, ont connu leur 5ème édition à Téhéran en 2013 ; les Jeux d’Asie du Sud-Est, créés en 1959, ont connu leur 28ème édition à Singapour en juin 2015 ; enfin, les Jeux d’Asie du Sud, créés en 1984, ont connu leur 12ème édition à Delhi en 2012.

[5Connoly, Chris A., 2012. « The Politics of the Games of the New Emerging Forces (GANEFO) » in The International Journal of the History of Sport 29(9) : 1311-1324.

[6Bernasconi, Gabriel, 2011. « Les Jeux régionaux, manifestations de proximité » in T. Terret, Histoire du Sport et Géopolitique. Paris : L’Harmattan, p. 272.

[7Pour la liste complète des Comités nationaux olympiques du Olympic Council of Asia : http://www.ocasia.org/Council/membersCountries.aspx.

[8Fates, Youcef, 1994. Sport et Tiers-Monde. Paris : Presses Universitaires de France, p. 212.

[9Jamais les Jeux n’ont eu lieu en Afrique ni au Moyen ou Proche-Orient.

[10La diplomatie du pays-hôte (zhuchang waijiao – 主场外交, en chinois) fait référence à la stratégie de la Chine d’organiser sur son sol des événements internationaux, qui sont des vecteurs importants de son soft power. Pour des exemples non-sportifs : dans le domaine de la sécurité, la Conference on Interaction and Confidence-Building Measures in Asia (CICA) en 2014 à Shanghai, ou qui témoignent des ambitions globales de la Chine : le G20 à Hangzhou en 2016, le Forum OBOR, sur les « nouvelles routes de la soie » en mai 2017 à Beijing.

[11Après avoir quitté le CIO en 1958 (pour finalement le réintégrer en 1979), la République Populaire de Chine utilisera néanmoins la caisse de résonance olympique dans sa rivalité avec le Japon, en effectuant son premier essai nucléaire le 16 octobre 1964, au moment même des Jeux de Tokyo (du 10 au 24 novembre) : une véritable provocation à l’endroit du Japon, mais surtout du CIO.

[12Auparavant, la Corée du Nord a défilé au côté de la Corée du Sud lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux de Sydney en 2000, d’Athènes en 2004, de Turin en 2006, et enfin lors des Jeux asiatiques à Pusan en 2002.

Diplômé d’une maîtrise en Relations Internationales de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Gauthier Mouton est actuellement candidat au doctorat en sciences politiques à l’Université du Québec à Montréal et coordonnateur de l’Observatoire de l’Asie de l’Est. Dans le cadre de sa thèse, Gauthier se penche sur la transition énergétique comme principe de politique étrangère de la République populaire de Chine.

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