Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Le racisme envers les Coréens japonais

mardi 5 septembre 2017, par Xavier Robillard-Martel

Pour les chercheurs et les étudiants qui s’intéressent à l’histoire du colonialisme et au phénomène du racisme, le cas du Japon est original et éclairant. D’abord, c’est un des seuls, sinon le seul pays non européen qui ait vraiment échappé à la domination impériale de l’Occident. Ensuite, on peut dire qu’il s’agit du seul pays non européen qui ait constitué son propre empire colonial sur le modèle des grandes puissances de l’époque. Cette histoire unique doit absolument être prise en compte lorsque l’on tente de comprendre la position et le statut des Coréens dans la société japonaise contemporaine.

En effet, on sait qu’à partir des années 1630, au début de l’ère Edo, le Japon s’est prémuni contre l’influence grandissante des Portugais et des Espagnols en Asie en adoptant une politique isolationniste, appelée Sakoku. Cela a permis au gouvernement des Tokugawa de soustraire l’archipel à la domination occidentale pendant plus de deux siècles. Mais en 1853, les États-Unis ont envoyé des navires de guerre qui ont forcé le pays à s’ouvrir au commerce international et à signer des traités inégaux.

“U.S. Japan Fleet Carrying the ‘Gospel of God’ to the Heathen, 1853” par James G. Evans. Source : https://ocw.mit.edu/ans7870/21f/21f.027/black_ships_and_samurai/gallery/pages/10_010_GospelOfGod.htm

L’intervention américaine a provoqué des changements importants dans la société japonaise [1]. Pour résumer, disons qu’elle a fragilisé l’autorité du shogunat, ce qui a mené à la restauration de Meiji en 1868. Lorsqu’ils ont créé les nouvelles structures de l’État impérial, les dirigeants japonais se sont inspirés directement des institutions occidentales. De grandes réformes ont été lancées pour favoriser le développement d’une économie industrielle et la création d’une armée moderne. Aussi, la constitution de 1889 a été rédigée sur le modèle de la loi prussienne. Bien qu’il ait évité d’être colonisé, le Japon n’a donc pas évité de subir l’influence de l’Occident.

C’est dans ce contexte que les dirigeants japonais ont adopté une autre stratégie d’origine européenne : le colonialisme. Leur raisonnement était simple. Puisque le pouvoir des États occidentaux résidait en grande partie dans l’exploitation des colonies, la création d’un empire colonial devait permettre au Japon de résister à la domination occidentale et de se tailler une place à la table des grandes nations. C’est ainsi que l’État japonais a étendu sa domination sur l’île d’Hokkaido et sur les îles Ryukyu, puis qu’il a obtenu le contrôle de Taïwan en 1895. Il a aussi établi un protectorat sur la Corée en 1905, avant de l’annexer comme colonie en 1910. On remarquera qu’avant d’annexer la Corée, le Japon y avait déjà appliqué des méthodes inspirées de l’intervention américaine de 1853, en forçant la péninsule à s’ouvrir au commerce et à signer des traités inégaux dès 1876 [2].

“Illustration of the Ceremony Promulgating the Constitution” par un artiste inconnu.
Source : https://ocw.mit.edu/ans7870/21f/21f.027/throwing_off_asia_01/2000_226_l.html

Or le modèle colonial occidental ne se limitait pas à des techniques de conquête militaire et de contrôle politique. Le colonialisme reposait aussi sur la mise en place d’une hiérarchie raciale. L’idéologie raciste permettait à la fois de justifier la colonisation et de la faire fonctionner, en régulant les rapports entre les colonisateurs et les colonisés. Lorsqu’il a lancé son propre projet colonial, le Japon s’est vite saisi de cet outil essentiel. Les colonisateurs japonais ont commencé à représenter les Coréens comme appartenant à une race inférieure afin de justifier leur exploitation [3].

Après l’annexion, des Coréens ont aussi migré vers la « métropole » pour y être employés comme main-d’œuvre bon marché. Une première vague de migration, dans les années 1910 et 1920, a été motivée par le fait que les conditions de vie s’étaient dégradées en Corée. Jusqu’en 1930, plus de 400 000 personnes se sont rendues au Japon pour travailler, notamment dans les mines de charbon. Une deuxième vague de migration, à partir des années 1930, a été causée par l’invasion de la Mandchourie, la seconde guerre sino-japonaise et la guerre du Pacifique. Le gouvernement japonais a mobilisé des centaines de milliers de travailleurs Coréens pour qu’ils contribuent à l’effort de guerre. C’est ainsi qu’en 1945, il y avait plus de deux millions de Coréens vivant au Japon [4].

“Pupils sit at their desks at the Chiba Korean school”.
Source : https://www.theguardian.com/world/2014/sep/15/japan-korean-schools-tensions-pyongyang

Après la guerre, l’État japonais a perdu le contrôle de ses colonies et la majeure partie des Coréens qui vivaient dans l’archipel ont été rapatriés en Corée. Environ 600 000 d’entre eux sont toutefois restés au Japon, où ils ont été déchus de leur citoyenneté. C’est à ce moment qu’ils ont acquis le statut de Zainichi, qui signifie qu’ils ne sont que des « résidents » au Japon et non de véritables citoyens. En leur imposant ce statut particulier et d’autres formes de contrôle, l’État a contribué à les maintenir dans une position subalterne. À cela s’est ajouté tout un ensemble de discriminations semblables à celles vécues par les personnes originaires des anciennes colonies dans les pays occidentaux. C’est-à-dire que même après la fin de la colonisation, l’idéologie raciste a survécu et la société japonaise a conservé la structure d’une hiérarchie raciale [5].

Pour résister à l’oppression qu’ils subissaient, les Coréens japonais ont employé plusieurs stratégies. Ils ont formé des associations pour défendre leurs droits et représenter leurs intérêts, et ils ont fondé des écoles pour transmettre leur langue et la connaissance de leur histoire. Certains ont aussi fait face au chômage en développant de petites entreprises familiales, alors que d’autres ont tenté d’échapper à l’exclusion en dissimulant leurs origines coréennes. Malgré ces formes importantes de résistance, les Coréens japonais subissent toujours des discriminations lorsqu’ils cherchent un emploi ou un logement, et ils tendent à être ségrégués dans certains quartiers des grandes villes [6].

“Rightists demonstrate in Shin-Okubo district”.
Source : http://www.japantimes.co.jp/community/2015/01/21/issues/forty-years-zainichi-labor-case-victory-japan-turning-back-clock/#.WVfpb-nkWM8

Depuis les années 2000 et 2010, l’hostilité dirigée envers les Coréens japonais a connu un regain important. On a vu se former des groupes ultranationalistes comme Zaitokukai, qui organisent des manifestations contre les Coréens au cours desquelles ils scandent des slogans particulièrement violents. Le gouvernement actuel semble peu disposé à lutter contre le discours et les actions de ces groupes [7]. Ce phénomène est souvent décrit en termes de « xénophobie », mais cette catégorie très générale ne prend pas en compte le fait que la situation des Coréens s’inscrit dans l’histoire du colonialisme japonais [8]. C’est pourquoi les concepts de racisme et d’oppression raciale sont plus appropriés pour analyser l’expérience passée et présente des Coréens au Japon.

Légende (photo de couverture) : : “Zaitokukai members holding Rising Sun flags”.
Crédits : Olie Punk. https://www.vice.com/en_us/article/gq8y87/japan-racism-zaitokukai


[1Ces transformations sont analysées en profondeur dans Bernier, Bernard, 1988. Capitalisme, société et culture au Japon. Montréal : Presses de l’Université de Montréal.

[2Il s’agit ici du traité de Ganghwa, conclu en 1876. Il n’y a pas de source en français qui traite en détail de la colonisation japonaise en Corée, mais on peut lire certains des articles publiés dans Nanta, Arnaud et Laurent Nespoulous (dir.), 2011-2012. « Le Japon et le fait colonial », in Cipango 18-19. On peut aussi se référer en anglais à plusieurs chapitres de Myers, Ramon H. et Mark Peattie (dir.), 1984. The Japanese Colonial Empire, 1895-1945. Princeton : Princeton University Press.

[3À propos de la formation simultanée du racisme et du nationalisme dans le contexte de la colonisation japonaise, on peut lire Weiner, Michael, 1997. « The Invention of Identity : Race and Nation in Pre-War Japan », in Frank Dikötter (dir.), The Construction of Racial Identities in China and Japan. Honolulu : University of Hawai’i Press.

[4Au sujet de la migration des Coréens vers le Japon au début du 20e siècle, il faut se référer à Weiner, Michael, 1994. Race and Migration in Imperial Japan. New York : Routledge. L’armée japonaise s’est aussi servie de milliers de femmes coréennes comme esclaves sexuelles pendant les années de guerre. Sur ce sujet, voir Hicks, George, 1996. Les esclaves sexuelles de l’armée japonaise. Paris : Le Grand livre du mois.

[5Voir ici Hicks, George, 1997. Japan’s Hidden Apartheid. Brookfield : Ashgate.

[6Encore une fois, il n’y a pas de source en français qui analyse en détail l’expérience des Coréens japonais. Sur la situation des Coréens japonais affiliés à la Corée du Nord, qui possèdent leur propre association et leurs propres écoles, on peut lire Ryang, Sonia, 1997. North Koreans in Japan. Boulder : Westview Press. Pour divers exemples de la discrimination vécue par les gens d’origine coréenne au Japon, voir Fukuoka, Yasunori, 2000. Lives of Young Koreans in Japan. Melbourne : Trans Pacific Press.

[7Certains journaux français se sont intéressés aux agressions des nationalistes japonais contre les Coréens. Voir par exemple Mesmer, Philippe, 2013. « Au Japon, la montée du racisme inquiète la communauté coréenne », in Le Monde, éd. du 25 juillet ; Vaulerin, Arnaud, 2013. « Le racisme anti-coréen condamné au Japon : Un cas d’école », in Libération, éd. du 27 octobre ; et Watanumi, Ryo, 2014. « Le racisme anti-Coréens se décline en graffiti à Tokyo », in L’actualité internationale, éd. du 3 juillet.

[8La notion de xénophobie est employée en français dans Kim, Myungsoo, 2013. « Les caractéristiques de la xénophobie au Japon », in Hommes et migrations 1302 : 89-97. Pour une critique du recours à la notion de xénophobie en lien avec la situation des Coréens japonais, voir Park, Sara, 2017. « Inventing Aliens : Immigration Control, ‘Xenophobia’ and Racism in Japan », in Race and Class 58 (3) : 64-80.

Dans le cadre de ses études à la maîtrise en anthropologie (Université de Montréal, 2017), Xavier Robillard-Martel s’est intéressé à l’histoire et à la structure du racisme en Louisiane. Il participe actuellement à un projet de recherche visant à explorer les expériences de discrimination des jeunes Coréens au Japon, sous la direction du professeur Bernard Bernier (Université de Montréal).

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