Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Le kimono à l’ère contemporaine : tour d’horizon des nouvelles tendances et problématiques liées à l’évolution sociale et esthétique de la mode « traditionnelle » au Japon

jeudi 8 avril 2021, par Lucile Druet

Les expositions tenues récemment à Paris, San Francisco, Londres et Tokyo [1] ont démontré que l’histoire du kimono est une histoire double, avec, d’une part, une ligne presque intemporelle [2], faite de considérations vestimentaires immuables — les manches rectangulaires, l’aspect cylindrique de la silhouette, le pan gauche croisé sur le droit [3] — et d’autre part, une ligne plus versatile liée aux avancées techniques, à la symbolique des couleurs, des motifs et au jeu des accessoires [4]. Dans la lignée des travaux d’analyse anthropologique et sociologique de Sheila Cliffe [5] et Jenny Hall [6], le but de cet article sera d’analyser comment ces deux « histoires » se retrouvent dans le monde du kimono contemporain.

Le kimono « made in Japan » : état des lieux des pratiques et conventions

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le kimono au Japon est cantonné à un usage occasionnel, strict et formel [7]. Vêtement liminaire usité dans un espace-temps limité et ritualisé, le kimono doit toujours être impeccable, porté de manière à refléter l’importance du jour célébré. Les cérémonies familiales telles que Omiyamairi, Shichi-go-san, Seijin Shiki [8] en sont les parfaits exemples. Le kimono de mariage est aussi très respecté et en plus de cela, pendant longtemps avoir un trousseau bien garni et/ou une commode tansu [9] remplie de kimonos de cérémonie faisait la fierté des familles [10]. En parallèle, tout un pan de la société dite « aristocratique » a entretenu (et entretient toujours) un rapport formaliste avec un style de kimono haut de gamme, mais plus mondain, pour des dîners ou la pratique des arts traditionnels. Mais les différentes crises économiques ont rendu l’investissement dans le kimono moins systématique, que ce soit pour les cérémonies ou les activités plus « protocolaires ». Le constat est donc celui-ci : le kimono n’est porté que rarement [11], mais il reste fondamental dans la construction de l’identité japonaise.

Bénéficiant d’une image somme toute positive, vu comme le symbole éternel du pays [12], le kimono est néanmoins perçu comme inaccessible, pour deux raisons : la première est économique, car les ensembles proposés se vendent trop souvent à des prix prohibitifs ; la seconde est sociale, voire même émotionnelle, car le port du kimono exerce une pression, spécialement sur les femmes, pour que la présentation du vêtement soit toujours irréprochable [13], suivant une étiquette toujours plus influencée par les traditions et les écoles de kitsuke [14]. En réponse à cette situation, de plus en plus de créateurs proposent des modèles moins exclusifs, utilisables dans des situations moins guindées [15]. Ces dernières années, on assiste donc à un regain d’intérêt pour le kimono car le panel d’offre redevient plus complet, abordable et adapté à la vie de tous les jours.

Le kimono de fil en aiguille : tour d’horizon des innovations design et marketing

Si l’on dresse un portrait des kimonos disponibles à la vente aujourd’hui, on trouve des ensembles ancrés dans la « tradition » des cérémonies et des élites, comme chez Chiso (figure 1), Echigoya (figure 2) ou Erizen. Mais l’important ici ce sont les nombreuses marques qui désormais tendent à « casser » l’aspect formel du kimono avec notamment des tissus et motifs innovants. C’est ce que l’on peut voir chez Shito Hisayo (figure 3), Jotarō Saitō ou Takahashi Hiroko (figure 4), qui cultivent une préférence pour les motifs géométriques et stylisés. Même tendance chez Modern Antenna, Kimono Hearts (figure 5), Rumi Rock et Gofukuyasan (figure 6), boutiques pointues, mais plus accessibles niveau prix, attirant une clientèle jeune avec des kimonos décalés inspirés par la pop culture, le hard rock et l’histoire de l’art.

Figure 1. Furisode (kimono à longues manches pour les jeunes filles) de la maison Chiso. Source : Chiso, 2021.
Figure 2. Une cliente chez Echigoya. Source : Bonjour Kimono, 2021.
Figure 3. Furisode mixant tradition et innovation, designé par Shito Hisayo. Source : Shito Hisayo, 2021.
Figure 4. Kimono déclinant le point de polka par Takahashi Hiroko Source : Takahashi Hiroko, 2021.
Figure 5. Ensemble kimono aux couleurs psychédéliques, par Kimono Hearts. Source : Kimono Hearts, 2020.
Figure 6. Kimono imprimé avec une reproduction de "La Naissance de Vénus" de Botticelli, par Gofukuya-san. Source : Gofukuya-san, 2021.

On peut ensuite noter plusieurs designers et stylistes qui « cassent » le kimono en s’attaquant à sa silhouette. C’est le cas avec la marque Yoshikimono (figure 7), mais cette tendance se remarque aussi dans les communautés d’anonymes passionnés de mode [16], raccourcissant la partie jupe, desserrant le col et recourant à des accessoires tels qu’écharpes, chapeaux, collants colorés, escarpins, bottines, sous-pull, collerettes et manchettes en dentelle.

Figure 7. Kimono raccourci façon robe asymétrique par Yoshikimono. Source : Fashions Finest, 2020.

Le marché du kimono d’occasion est aussi très présent et l’on y trouve beaucoup de diversité, avec des pièces formelles et informelles disponibles à bas prix. En général, ces kimonos étaient plus ou moins haut de gamme il y a 50 ans et leur esthétique est d’ailleurs très marquée « années 70 », mis à part peut-être pour ceux dans des tons unis [17]. Les étalages des marchés aux puces (figure 8) [18] et les cintres des magasins comme Harajuku Chicago ou Miyoshiya sont remplis de ce style de kimonos que l’on achète assez librement, selon sa couleur préférée et son budget. Dans cette section se trouve la niche des kimonos « vintage » datant des années 20, 30 et 40. Des pièces onéreuses du fait de leur rareté et de leurs qualités techniques. Les boutiques comme Konjaku Nishimura (figure 9) contribuent à rendre accessibles ces kimonos inimitables, reflétant la mode éclatante et originale en vogue à ce moment [19], attirant de plus en plus fashionistas et collectionneurs.

Figure 8. Kimonos présentés sur une table par l’un des marchands lors du marché aux puces tenu au sanctuaire de Kitano Tenmangu, Kyoto. Source : Auteure.
Figure 9. Kimono de l’ère Taishō avec motif tatewaku aux couleurs modernes, en vente chez Konjaku Nishimura. Source : Konjaku.

Conclusion

Voir de façon la plus panoramique possible le marché du kimono en 2021 montre à quel point ses deux lignes historiques se croisent constamment, offrant une multitude de possibilités. Ces modulations sont riches de sens en termes de design, mais également d’usage, d’offre et de demande : désormais on n’achète plus tellement un kimono pour remplir une fonction, un devoir, mais pour le plaisir, comme un vêtement « occidental ». En cela, le kimono ne saurait être réduit à une seule catégorie, à une seule utilisation [20], et étudier toutes ses nuances est primordial afin qu’il continue d’être porté par les générations présentes et futures, en fonction de leurs goûts plus que par obligation.

Prendre en compte toutes ces dimensions permet aussi d’apporter des débuts de réponses aux questions posées dans le monde de la mode en général, notamment : « Pourquoi et comment casser les codes ? », « Que faire des dynamiques impulsées par l’industrie du luxe, la ‘slow’ et la ‘fast’ fashion ? », « Kimono et appropriation culturelle : vrai ou faux débat ? ». Après ce tour d’horizon, on peut donc constater que le kimono a une place tout à fait légitime dans ces débats, ne serait-ce que pour illustrer comment les pratiques vestimentaires dites « traditionnelles » intègrent et interrogent les notions de mode, de cyclicité et de modernité.


[1Respectivement :
-  Kimono. Au Bonheur des Dames. Musée Guimet, Paris (du 22 février au 22 mai 2017)
-  Kimono Refashioned. Asian Art Museum, San Francisco (du 8 février au 5 mai 2019)
-  Kimono : from Kyoto to Catwalk. Victoria & Albert Museum, Londres (exposition prévue initialement du 29 février au 21 juin 2020. Fermée après quelques semaines d’ouverture à cause de la pandémie liée au COVID-19 et reportée du 27 août au 25 octobre 2020)
-  Kimono : Fashioning Identities. Musée National de Tokyo. (Exposition prévue initialement du 14 avril au 7 juin 2020. Reportée à cause du COVID du 30 juin au 23 août 2020)

[2Voir ici les textes et documents historiques qui décrivent comment le kimono était conçu et porté, le plus ancien étant le Gishi-wajinden (魏志倭人伝, 280-297). On trouve ensuite des références dans les codes Taihō-ritsuryō (大宝律令, 701) et Yōrō-ritsuryō (養老律令, 718) et les lois somptuaires Shashi kinshirei (奢侈禁止令, de 1628 jusqu’à 1842). Pour les caractéristiques de ces dernières, voir l’article de Shively, Donald, 1965. « Sumptuary Regulation and Status in Early Tokugawa Japan » in Harvard Journal of Asiatic Studies, 25 : 123-164. et le chapitre de Hirano, Katsuya, “Regulating Excess : The Cultural Politics of Consumption in Tokugawa Japan” in Riello, Giorgio et Rublack, Ulinka, 2019. The Right to Dress : Sumptuary Laws in a Global Perspective, c.1200–1800. pp. 435-460.
Pour ce qui est des arrangements vestimentaires et des usages pendant la période Heian (平安時代, 794-1195) voir l’article suivant : Von Verschuer, Charlotte, 2008. “Le costume de Heian : entre la ligne douce et la silhouette rigide” in Cipango Hors-série : autour du Genji Monogatari : 227-270

[3Voir sur ce sujet l’article : Kawlra, Aarti, 2002. « The Kimono Body » in Fashion Theory, 6(3) : 299-310.

[4Un système double qui est de nos jours de plus en plus discuté et analysé, montrant ainsi que la mode n’est pas qu’une question de changement dans les silhouettes, les coupes ou les longueurs des vêtements.

[5Cliffe, Sheila, 2017. The Social Life of Kimono : Japanese Fashion Past and Present. Londres : Bloomsbury Academic.

[6Hall, Jenny, 2020. Japan Beyond the Kimono : Innovation and Tradition in the Kyoto Textile Industry. Londres : Bloomsbury Visual Arts.

[7Avant la guerre, le kimono était très présent, voire même utilisé comme outil nationaliste et de propagande. Mais il était régulièrement critiqué et renégocié pour correspondre aux nouveaux principes « modernes » de mouvement et de liberté appliqués à la vie de tous les jours. Le feu qui a dévasté le grand magasin Shirokiya le 16 décembre 1932 (Shirokiya Taika 白木屋大火), a d’ailleurs été un catalyseur de ce genre de propos sur le kimono à l’âge de la modernisation.

[8Le kimono accompagne ainsi une personne japonaise de l’enfance à l’âge adulte : avec les cérémonies pour les nouveau-nés (Omiyamairi お宮参), les enfants de 3, 5 et 7 ans (Shichi-go-san 七五三), les jeunes filles de treize ans (Jūsanmairi 十三参り), les jeunes célébrant leur passage à l’âge adulte (Seijin shiki 成人式). Par la suite, le mariage au sanctuaire Shintō (Kekkon shiki 結婚式), et les funérailles au temple bouddhiste (Osōshiki お葬式).

[9Un tansu (箪笥) est une commode en bois de paulownia (桐 kiri) aux dimensions permettant de contenir généralement une bonne vingtaine de kimonos et une trentaine d’obis. Le bois aide à maintenir un bon taux d’humidité et protège naturellement des insectes, idéal pour les tissus.

[10Voir à ce propos l’article de Valk, Julie, 2018. « From Duty to Fashion : The Changing Role of the Kimono in the Twenty-First Century » in Fashion Theory, 22(3) : 309-340. Voir également le roman très documenté de Ariyoshi, Sawako, Les Dames de Kimoto (紀ノ川 - 1959).

[11Cédant sa place au profit du vêtement occidental, comme souligné par Ibid., 117.

[12Voir à ce propos les introductions des publications (catalogues, essais, articles) dédiées au kimono : tous se recoupent sur cette idée primordiale que kimono = Japon.
Voir notamment : Jackson, Anna, 2020. Kimono : Kyoto to Catwalk. Londres : V&A Publishing, 13.

[13La pression de la perfection vient aussi du fait que l’on doit — tacitement — rentrer dans les normes physiques du kimono et pour cela avoir les mensurations adéquates : être trop grande (plus de 1,70 m), avoir des hanches trop larges ou encore avoir trop de poitrine peut vite poser problème. Un souci technique encore peu pris en compte. On peut ici voir un parallèle avec la mode occidentale qui a aussi du mal avec les personnes dites « grande taille ».

[14Kitsuke (着付け) est le terme qui désigne l’art de choisir, coordonner, mettre et porter un kimono. De nombreuses écoles spécialisées, par exemple Nihonwasō 日本和装, proposent des cursus complets afin de se familiariser avec les différentes règles et bonnes manières inhérentes au port du kimono.

[15Un grand nombre de blogues, comptes Instagram, sites internet comme Kimono Bijin (https://www.kimonobijin.jp), ainsi que quelques grands magazines tels que Nanaoh et Kimono Hime illustrent et consolident cette tendance.

[17On peut penser ici aux kimonos monochromatiques, appelés 色無地 Iromuji, plutôt formels ; mais aussi aux kimonos tissés sans motifs probants, appelés 紬 Tsumugi, plutôt informels.

[18À Kyoto il y a deux marchés renommés pour les kimonos d’occasion que l’on y trouve : l’un se tient au temple Tōji et l’autre au sanctuaire de Kitano Tenmangu, respectivement tous les 21 et 25 du mois.

[19La mode des années folles bénéficie d’ailleurs d’une vision nostalgique, si ce n’est romantique, connue sous le nom de Taishō roman (大正浪漫), une mouvance très populaire dans l’archipel.

[20Certaines organisations veulent que le kimono soit inscrit au patrimoine de l’UNESCO et c’est quelque part un risque de le voir être enfermé dans une forme immuable, un cadre certes prestigieux, mais réducteur, alors que le kimono n’a en fait jamais cessé d’évoluer. Voir par exemple le message proposé par Kimono Nippon きもの日本 (https://www.wasou.or.jp/wasou/about/w_heritage.html) ; Wasōka 和装家 (https://omotenashi.or.jp) et la vidéo publiée par Nihonwasō 日本和装 (https://www.youtube.com/watch?v=YlR3bc7HOEY).

Docteur en arts plastiques (Université Jean Monnet, Saint-Étienne, France). Lucile Druet vit et travaille au Japon depuis 2011. Elle est actuellement chargée de cours à l'Université de Kansai Gaidai (Hirakata, Osaka). Ses travaux de recherche se portent actuellement sur le kimono dans ses dimensions techniques (teinture, tissage, travail de la soie), ses évolutions historiques, ses usages et ses terminologies, mais également dans ses dimensions esthétiques, tel qu'on peut les voir dans la littérature (romans modernes), certaines pratiques picturales (peinture Bijinga) ou scéniques (théâtres Noh et Kabuki, danse Butō, spectacles joués par les Maiko et Geiko de Kyōto).

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