Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

La transition énergétique « aux caractéristiques chinoises » : dimensions géopolitiques d’une politique publique

lundi 2 décembre 2019, par Gauthier Mouton

Premier pays consommateur et importateur d’énergie au monde, la Chine demeure très dépendante des approvisionnements étrangers, de pétrole et de gaz en particulier, afin de maintenir sa croissance économique. Cette vulnérabilité liée à l’acheminement des ressources, combinée aux dégradations environnementales dans les milieux ruraux et à la pollution de l’air dans les grands ensembles d’agglomération, a contraint la Chine à une transition énergétique. S’appuyant sur des entretiens et des documents officiels de la République Populaire de Chine (RPC), cet article vise à contextualiser historiquement la réorientation du modèle énergétique chinois et analyser les répercussions internationales de cette politique publique.

Se rêvant en « civilisation écologique », la Chine reste dépendante des énergies fossiles

Sur le campus d’une université chinoise en octobre 2019, de larges panneaux vitrés mettent à l’honneur les principaux accomplissements de la RPC depuis 1949 : les grandes réformes de Deng Xiaoping, l’envoi du premier satellite dans l’espace, ou encore l’organisation des Jeux olympiques [1]. Parmi ces réalisations contemporaines, la construction d’une « civilisation écologique » revêt une importance particulière, car elle fait partie intégrante du « rêve chinois », grand dessein politique de Xi Jinping [2]. Apparue dans le discours officiel en 2012 lors du 18e Congrès national du Parti communiste chinois (PCC), la construction d’une « civilisation écologique » traduit en filigrane la prise de conscience du PCC que la protection de l’environnement et la gestion des énergies sont intrinsèquement liées aux performances économiques du pays. La même année, la Chine à la tribune des Nations Unies insiste sur la nécessité d’accélérer « la construction d’une société qui assure la conservation des ressources et développe une conscience écologique » [3]. Si les enjeux écologiques s’intègrent peu à peu dans les discours du gouvernement chinois, il reste que la crise environnementale en Chine s’est aggravée au rythme d’une croissance économique effrénée, soutenue par un modèle très énergivore.

La publication du 13e plan de l’énergie, législation-cadre de la politique énergétique en Chine pour la période 2016-2020, apparaît comme le véritable aggiornamento politique en la matière. La phrase liminaire du document est sans équivoque : « 可再生能源是能源供应体系的重要组成部分 » [4], que l’on pourrait librement traduire par « les énergies renouvelables sont une partie importante du système d’approvisionnement énergétique ». L’administration chinoise fixe un taux de 20 % pour la part d’énergies non-fossiles dans le mix d’énergies primaires du pays et souhaite diminuer la dépendance de la Chine au charbon, de 62 % actuellement à 58 % du mix énergétique en 2020 [5]. La réduction de consommation de charbon doit permettre à l’État de respecter les exigences de l’Accord de Paris sur le climat adopté le 12 décembre 2015. Tandis que les négociations sur ce texte en marge de la COP21 furent marquées par la proactivité de la Chine, la transition énergétique amorcée dans ce pays représente une occasion d’assumer un rôle de leadership dans le domaine des énergies renouvelables. Premier pollueur de la planète et leader incontestable du développement des énergies nouvelles (c.-à-.d. éolien, photovoltaïque, biomasse, géothermie), tel est le paradoxe de la puissance énergétique chinoise.

Le subterfuge d’une Chine plus « verte »

Les investissements chinois dans les énergies propres ont été multipliés par quinze en plus d’une décennie, passant de 8,8 milliards de dollars américains (US$) en 2005 à 132 milliards US$ en 2017 [6]. De plus, ceux-ci devraient plus que tripler d’ici 2020 (360 milliards US$). Selon les prévisions des autorités chinoises, les sources d’énergie non carbonées qui composaient 9 % du mix énergétique en 2015 représenteront près de 20 % en 2030 [7]. Parmi les secteurs stratégiques dans lesquels la Chine se démarque déjà, on peut citer la production de panneaux photovoltaïques, d’éoliennes (la Chine en est le leader mondial) et de batteries destinées entre autres aux voitures électriques.

Investissements par pays dans les énergies renouvelables (2005-2017), en milliards de dollars américains. Source : BloombergNEF, Clean Energy Investment Trends, 2Q 2018, 9 juillet 2018. (Tableau de l’auteur)

Bien que la Chine produise des panneaux solaires et des éoliennes, les brevets scientifiques sont largement détenus par les États-Unis, les pays européens et le Japon [8]. Le retour sur investissement de ce « virage vert » serait donc relativement faible puisque le montant des redevances liées à l’utilisation de ces brevets par la Chine s’élèverait chaque année entre 25 et 30 milliards US$ [9]. D’autres exemples, tels que la surproduction d’électricité – c’est-à-dire qu’une partie de l’énergie produite par le solaire et l’éolien est gaspillée –, soulignent les limites de la transition énergétique « aux caractéristiques chinoises ».

La conception occidentale de la transition énergétique témoigne du recours systématique aux énergies dites vertes ou renouvelables. En Chine, la transition énergétique signifie un meilleur équilibre entre les différentes sources d’énergie qui devrait réduire l’importance du charbon au profit notamment du gaz naturel et du nucléaire civil [10]. Cette stratégie de diversification des sources d’énergie et donc des pays partenaires occupe une place de plus en plus importante dans la formulation de la politique étrangère de la Chine.

La Russie au cœur de la transition gazière chinoise

La transition énergétique chinoise doit s’adapter à une très forte hausse de la demande de gaz naturel (plus de 600 milliards de m3 d’ici 2040), faisant passer cette ressource de 6 % à 12 % du mix d’énergies primaires sur la même période. Cette stratégie de gazéification présente la Russie comme un allié incontournable, a fortiori depuis que les sanctions internationales en 2014 ont bloqué l’exportation de gaz russe vers l’Europe. La demande du marché chinois a donc renforcé la coopération sino-russe dans le secteur gazier [11]. Le développement de gazoducs terrestres permet alors à la Chine de réduire les menaces reliées au risque de transit dans les détroits qui pèsent sur les approvisionnements maritimes.

Carte des principaux points stratégiques maritimes des voies d’approvisionnement énergétique de la Chine. Les rectangles rouges signalent les zones de transit dans les détroits pour les pétroliers et les méthaniers (gaz naturellement liquéfié). Les cercles verts définissent la zone potentielle d‘engagements militaires en cas de coupure des routes énergétiques. Source : Collins, Gabriel, 2018. « A Maritime Oil Blockade against China : Tactically Tempting but Strategically Flawed » in Naval War College Review 71(2) : 55.

Défendue dans les discours officiels comme le signal d’un virage « vert », la transition énergétique « aux caractéristiques chinoises » met surtout en lumière la dimension sécuritaire de la diversification des sources d’énergie. Enfin, une approche géopolitique de cette politique publique souligne d’autres enjeux à différentes échelles, qu’il s’agisse de l’enchevêtrement institutionnel et législatif (des centaines de plans quinquennaux liés à la décentralisation), la vulnérabilité chinoise face à l’instabilité des prix sur les marchés de l’énergie [12] ou encore le nombre croissant de mobilisations sociales [13] face à l’urgence environnementale.


[1Affiche du gouvernement chinois (photo ci-haut) présentant les principales réalisations de la RPC à l’occasion de son 70e anniversaire, ici la construction d’une « civilisation écologique » Traduction de l’auteur : « La Chine attache une grande importance à la construction d’une civilisation écologique. La Loi amendée sur la Protection de l’Environnement [adoptée le 24 avril 2014] de la République Populaire de Chine est entrée en vigueur le 1er janvier 2015. Nous suivons fermement la voie du développement de la production et d’une civilisation écologique et rationnelle, nous créons des méthodes de production et de consommation vertes qui préservent les ressources et protègent l’environnement. Photo prise le 3 juillet 2017 montrant le parc éolien de Yuanjiang, district de Xing’an, à Guilin, région autonome du Guangxi ». Campus de Songjiang à la East China University of Political Science and Law à Shanghai, Chine. Source : Gauthier Mouton

[2Chang, An Lu, Yang Guang Dong et Jun Ya Lin. 2016. « On the Concept of Ecological Civilization in China and Joel Kovel’s Ecosocialism » in Capitalism Nature Socialism 27(1) : 27. Cette construction narrative est une manière de positionner le pays dans l’ère de l’anthropocène. Par son propre langage, la Chine se positionne aussi vis-à-vis de la mondialisation et des moyens de concilier développement économique et durabilité. Entretien avec Maximilian Mayer, University of Nottingham, Ningbo, Chine, 11 novembre 2019.

[3L’importance du développement durable dans le nexus économie/société/environnement est également souligné dans le « Papier blanc sur l’énergie » de 2012. Central Government of the of the People’s Republic of China, 2012. White Paper : China’s Energy Policy 2012. Beijing : Central Government of the of the People’s Republic of China.

[4Commission Nationale du Développement et de la Réforme [国家发展改革委], « 可再生能源发展“十三五”规划 – 13ème Plan De l’Énergie », Administration nationale de l’Énergie [国家发展改革委], Beijing, 2016, p. ii. En ligne. http://www.ndrc.gov.cn/zcfb/zcfbghwb/201612/W020161216661816762488.pdf [consulté le 12 juillet 2019].

[5« China Focus : China Eyes Greener Energy Mix by 2020 » in Xinhua, éd. du 5 janvier 2017.

[6BloombergNEF, Clean Energy Investment Trends, 2Q 2018, 9 juillet 2018, 88.

[7Seaman, John, 2018. « Énergie, matières premières et ajustements de politique étrangère » in A. Ekman (dir.), La Chine Dans Le Monde. Paris : CNRS éditions, 84.

[8Une des raisons du retard de la Chine dans le domaine de l’innovation tient au fait que dans un premier temps, le gouvernement s’est concentré sur l’extension des capacités de production solaire et éolienne et sur la réduction des coûts, au détriment des progrès technologiques et des assurances de qualité. Li, Junfeng, Cai Fengbo, Qiao Liming et al., 2012. 2012 China Wind Energy Outlook. Beijing : Chinese Wind Energy Association ; Zhang, Fang et Kelly Sims Gallagher, 2016. « Innovation and Technology Transfer through Global Value Chains : Evidence from China’s PV Industry » in Energy Policy 94 : 191-203.

[9Entretien avec Maximilian Mayer, 11 novembre 2019.

[10La transition énergétique en Chine est un sujet hautement politique et malgré les montants colossaux investis, il est difficile de qualifier de « verte » cette transition. La Chine est indéniablement devenue un « laboratoire » où se réalisent des expérimentations dans ce domaine. Les enveloppes budgétaires en recherche et développement (R et D) augmentent, mais le charbon risque de rester une source importante pour alimenter l’activité économique de la Chine. Il existe donc un lien intime entre transition énergétique et croissance économique. Cette filiation est particulièrement saillante dans le cas chinois. Entretien anonyme, Pékin.

[11La nature de la relation entre la Russie et la Chine fait débat entre les experts chinois. Certains, comme Ren Xiao, professeur de science politique à l’Université Fudan, soulignent la « proximité idéologique » entre les deux puissances, illustrée notamment par des votes similaires au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, et leur coopération régulière dans le cadre des BRICS et de l’Organisation de Coopération de Shanghai. Entretien avec Ren Xiao, Université de Fudan, 7 novembre 2019. À l’inverse, d’autres experts relativisent l’importance stratégique du partenariat avec la Russie pour la Chine, mettant en avant l’isolement de Moscou sur la scène internationale et les défaillances systémiques de l’économie russe. Entretien anonyme, Shanghai.

[12Zhang Junhua, professeur de sciences politiques à l’Université Tiaojong de Shanghai, considère que la configuration mondiale de l’énergie, la surproduction en particulier, a « désécurisé » les approvisionnements énergétiques pour la Chine. La véritable sécurité énergétique selon Zhang impliquerait pour la Chine de contrôler/influencer le prix de l’énergie sur les marchés. Entretien téléphonique avec Zhang Junhua, 25 octobre 2019.

[13Face à la crise environnementale en Chine, l’autorité du Parti communiste est défiée par la société civile : certains avocats ont engagé des procédures judiciaires contre les gouvernements locaux pour inaction face à la pollution et des protestations dans la ville de Chengdu en 2016 ont conduit à la détention de militants écologistes. 2017. « China’s Citizens are Complaining More Loudly About Polluted Air » in The Economist, éd. du 2 mars.

Diplômé d’une maîtrise en Relations Internationales de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Gauthier Mouton est actuellement candidat au doctorat en sciences politiques à l’Université du Québec à Montréal et coordonnateur de l’Observatoire de l’Asie de l’Est. Dans le cadre de sa thèse, Gauthier se penche sur la transition énergétique comme principe de politique étrangère de la République populaire de Chine.

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