L’ASEAN est composée de 10 États (Brunei, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Myanmar, Philippines, Singapour, Thaïlande, Vietnam) dont les régimes politiques, fort différents, peuvent être placés sur un spectre allant de la démocratie hautement dysfonctionnelle à la dictature militaire, en passant par la monarchie absolue. Malgré les professions de foi répétées en faveur d’une « people-centered ASEAN », l’organisation reste avant tout un processus élitiste, déconnecté des enjeux, besoins et aspirations des 608 millions de personnes qui la composent.
- La traditionnelle poignée de main des leaders de l’ASEAN durant la cérémonie d’ouverture du Sommet, Kuala Lumpur, 27 avril 2015. Crédits : EPA.
L’un des meilleurs exemples de cette césure est observable dans le langage officiel sur la communauté ASEAN, qui fait équivaloir l’absence de guerre entre les États membres depuis la création de l’organisation en 1967 à un état de « paix » dont la population de la région profite tout en le prenant pour acquis. Il n’est pas difficile de déceler dans cette interprétation dominante une profonde contradiction avec la nature des discussions sur la sécurité qui ont cours dans le cadre de l’ASEAN Civil Society Conference-ASEAN Peoples’ Forum (ACSC-APF) 2015.
- Cérémonie d’ouverture de l’ACSC-APF 2015, Kuala Lumpur. Crédits : The Star Online.
Parmi les thèmes abordés, la persistance de conflits armés se déroulant au sein de plusieurs États membres – Myanmar, Thaïlande et Philippines – regroupe la majorité des sessions, où les situations post-conflit au Cambodge, en Indonésie et au Timor oriental tiennent également une place de choix. Ainsi, « Strengthening Women’s Participation in Conflict/Post-Conflict Situations in ASEAN », « Building Youth Solidarity Networks for Social Justice in Conflict Areas in ASEAN » et « Challenges in Ceasefire and Peace Process Negociation in Southeast Asia » ont accueilli des conférencier(e)s travaillant notamment à Aceh (Indonésie), à Pattani au sud de la Thaïlande, dans l’État Shan (Myanmar) et dans la région de Bangsamoro à Mindanao (Philippines). Par ailleurs, le groupe de travail « State Security vs. Human Security » organisé par Initiatives for International Dialogue, ancré dans une dichotomie des plus évocatrices, clamait la nécessité pour la société civile de se réapproprier la définition de la sécurité.
Il faut savoir que la « sécurité humaine », dont la promotion à l’échelle globale est principalement associée au rapport de 1994 du Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD), est loin de faire l’unanimité en Asie du Sud-Est [1]. La diffusion du concept dans la région par les ONG et un certain nombre d’universitaires, après avoir provoqué un engouement momentané, [2] s’est estompée depuis quelques années. Sa définition est par ailleurs sujette à débat. La plupart des officiels interrogés soulignent cette imprécision, certains la percevant en outre comme une notion importée de l’étranger, peu applicable au contexte sud-est asiatique.
L’Asie du Sud-Est est-elle une région en paix ? En guise de réponse, Chalida Tajaroensuk, directrice de l’ONG thaïlandaise People’s Empowerement Foundation, rit jaune et s’exclame : « Non ! » [3]. Durant l’une de ses interventions, elle témoigne de la violence qui sévit dans la région de Pattani, où la population subit notamment les abus répétés de l’armée thaïlandaise, qui visent tout particulièrement les femmes. Le processus de paix y est au point mort depuis le coup d’État militaire de 2014, et la situation ne montre aucun signe d’amélioration. Du côté de Bangsamoro, la phase la plus récente du processus de paix entre le gouvernement philippin et les insurgés moro, pourtant prometteuse, est en voie de s’écrouler dans la foulée du fiasco de l’opération anti-terroriste Exodus, le 25 janvier dernier [4]. Du côté de l’État Shan, Susanna Hla Hla Soe, du Karen Women Empowerment Group, énumère les manifestations de la guerre civile opposant l’armée birmane aux groupes rebelles des « États ethniques », qui font depuis longtemps partie du quotidien : massacres, viols, pillage, enfants soldats, etc. « You name it, we have it all ! » [5].
- Conflits intra-nationaux en Asie du Sud-Est. © 2013 by The Asia Foundation.
Les intervenant(e)s ne se font pas d’illusions ; leurs attentes envers l’ASEAN sont peu élevées. L’application stricte du principe de non-ingérence par l’organisation est bien connue et continue d’être vue comme le principal obstacle à toute forme d’intervention, même rhétorique, dans ce domaine. L’Interface de 30 minutes prévue entre les représentants de la société civile et les officiels durant le Sommet est, comme d’habitude, largement perçue par les ONG, avant même qu’elle n’ait lieu, comme un simulacre servant avant tout à entretenir une image déformée de l’ASEAN. L’événement est régulièrement marqué par la controverse et cette année n’y fait pas exception. Le représentant singapourien sélectionné par le gouvernement ne s’est pas présenté à l’ACSC-APF, alors que le candidat choisi par la société civile a été rejeté. Du côté du Cambodge, le représentant mandaté par les ONG a été remplacé par un candidat issu d’une GONGO – ONG gouvernementale, un oxymore commun dans la région. En appui aux ONG singapouriennes et cambodgiennes, la délégation thaïlandaise a boycotté l’Interface [6].
- Logo et thème de la présidence malaisienne de l’ASEAN en 2015. Crédits : Ministry of Foreign Affairs, Malaysia.
La participation des ONG à l’ACSC-APF leur sert avant tout à favoriser la solidarité entre les organisations de différents pays et à réfléchir à des projets communs. Toutefois, la création récente de l’ASEAN Institute for Peace and Reconciliation (AIPR), dont le mandat est encore mal défini, et la présence à l’une des séances d’une représentante de son conseil, Elisabeth Buensuceso, ambassadrice des Philippines auprès de l’ASEAN, sont pour les ONG présentes un signe d’ouverture à une forme de collaboration entre l’ASEAN et la société civile vers lequel elles concentreront leurs énergies dans un avenir rapproché [7]. Enfin, la présidence malaisienne de l’organisation confirme au moins que la situation des Rohingya au Myanmar est désormais considérée par l’ASEAN comme un enjeu affectant la stabilité régionale. Il reste à voir si l’organisation sera enfin en mesure d’exercer une pression positive sur le gouvernement birman dans le cadre de sa politique d’« engagement constructif » [8].
Légende (photo de couverture) : Drapeau de l’ASEAN.
Crédits (photo de couverture) : Shutterstock.