Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

La grammaire pour étrangers : une bulle trop confortable

lundi 16 avril 2018, par Michel Richard

Un article précédent a souligné l’importance de règles communes (grammaire et usage) sans lesquelles une langue ne saurait être un outil efficace de communication, tout en déplorant, dans le cas de la langue japonaise, l’absence quasi-totale de compatibilité entre, d’une part, deux grammaires [1] à l’usage exclusif des « Japonais », et d’autre part une troisième grammaire [2], celle-là réservée à l’usage non moins exclusif des « non-Japonais ». En d’autres mots, la langue japonaise ne semble pas fonctionner de la même façon, selon que l’on soit né au Japon, ou à l’extérieur de ce dernier. Cet article examinera certaines causes possibles de cette situation surprenante, pour ensuite indiquer les principales conséquences qu’elles entraînent sur l’enseignement-apprentissage du japonais.

Certaines causes

Les facteurs ayant conduit à l’élaboration progressive d’une grammaire japonaise réservée au seul usage des non-Japonais sont nombreux, et mal connus [3]. Néanmoins, certains facteurs historiques semblent s’imposer d’emblée. Par exemple, jusqu’à la fin de la période Edo, et même durant toute la période qui a précédé la guerre du Pacifique (1941-45), trois facteurs en particulier méritent notre attention. Le premier facteur historique est l’absence quasi-totale de la nécessité d’enseigner le japonais à des étrangers avant les années 1950 [4]. Le deuxième est une conception de l’éducation fortement influencée par l’approche traditionnelle de l’enseignement. Particulièrement dans le cas des arts martiaux et des caractères chinois, cette approche, de type « maître-disciple », se fonde sur la conviction que l’acquisition des connaissances est assurée par la répétition incessante du geste (kata), menant à une compréhension « non consciente » de l’objet d’apprentissage. On ne peut nier que cette approche s’est historiquement avérée très efficace dans certains domaines, et on peut même supposer qu’elle peut participer à faciliter l’apprentissage d’une langue étrangère dans le cadre d’une immersion totale (par exemple dans le cadre d’une expansion territoriale). Toutefois, elle implique un transfert au compte-gouttes de l’information et entraîne en conséquence, dans le cas particulier d’une langue étrangère, une dépendance marquée du disciple envers le maître. Difficilement adaptable à l’enseignement du japonais à l’étranger, cette approche valorisant « l’acquisition non consciente » contient en son sein même les bases favorisant une certaine recherche de la facilité en insérant dans la grammaire japonaise des concepts déjà connus par l’apprenant (sujet, proposition, prédicat, auxiliaire, subordonnée, etc.) [5].

En tant que troisième facteur historique, on ne peut par ailleurs ignorer certains problèmes dus aux traductions de concepts liés aux sciences occidentales durant la période Meiji. S’il est indéniable que les traductions de cette époque, qui ont demandé un travail colossal, sont impressionnantes, d’une redoutable efficacité, et ont effectivement aidé le Japon à sortir de son isolement, certaines, peu judicieuses mais relativement rares, ont été par la suite une des causes de la confusion dans laquelle baigne la grammaire du japonais [6].

Sur cette base historique sont venus se greffer de nouveaux facteurs, nés parfois durant la période qui a précédé la guerre du Pacifique, mais dont l’éclosion est souvent apparue durant l’après-guerre. Notons en particulier la conviction profonde chez beaucoup de Japonais que leur langue est la plus difficile au monde et donc peu accessible aux étrangers. Cette conviction, de concert avec les différents facteurs hérités des périodes Edo et Meiji, a influencé longtemps les professeurs de japonais [7]. Il est par ailleurs indéniable que l’enseignement de l’anglais à partir des années 1950 a encouragé cette déformation de l’enseignement de la grammaire japonaise aux étrangers. Ce retour en force de l’enseignement de l’anglais après la guerre a permis aux Japonais de se familiariser avec différentes méthodes d’apprentissage des langues étrangères, mais il a servi aussi de modèle, malgré des différences notables entre les deux langues [8]. Finalement, l’attitude même des belligérants durant la guerre a sûrement joué un rôle important. Alors qu’au Japon, l’enseignement et l’apprentissage de la langue de l’ennemi étaient fortement découragés, aux États-Unis, des spécialistes de la langue et de la culture japonaises ont été formés. C’est peut-être aussi de ces formations à l’extérieur du Japon que nous viennent quelques concepts « nouveaux », comme les très erronés « Polite Form » et « Neutral Form », qui se sont par la suite déployés progressivement, à l’extérieur comme à l’intérieur du Japon.

Certaines conséquences

Les conséquences de cette grammaire pour les étrangers sont immenses, autant du point de vue de l’enseignant que de celui de l’apprenant. Du côté de l’enseignant, ne mentionnons que les deux points suivants. D’une part, en particulier si l’enseignant est de langue maternelle japonaise, la nécessité de réapprendre ce qui est déjà acquis, de formuler autrement ce qui est déjà formulé, d’apprendre à jouer avec des concepts qui ne rendent que partiellement l’objet de son enseignement. D’autre part, et il s’agit là d’un point fondamental, les recherches et le développement de manuels et exercices sont très souvent orientés vers une mauvaise direction, entraînant de fait un gaspillage de temps et d’énergie, alors que certains points fondamentaux ne sont abordés que superficiellement [9].

Nous en apprenons ici plus sur la langue de l’apprenant que sur la langue qu’il désire apprendre.
Extrait de « Minna no Nihongo – Traductions & Notes grammaticales », page 163. 3A Corporation, 2013.

Du point de vue de l’apprenant, les conséquences sont nombreuses et ont tendance, comme les causes, à se superposer. Si on ne peut nier qu’au niveau débutant l’usage d’une grammaire à l’usage exclusif des étrangers peut permettre une progression relativement rapide en camouflant certaines difficultés, ces dernières ne manqueront de réapparaître par la suite. Une de celles-là est bien sûr la confusion qu’entraîne l’utilisation de termes inadéquats pour la description de la langue. Cette confusion sera encore plus importante si les mêmes termes sont utilisés pour décrire la langue maternelle de l’apprenant tout en décrivant en japonais des réalités différentes [10], donnant souvent ainsi l’impression à l’apprenant que le japonais est plus difficile qu’il ne l’est en réalité.

Yanaka, Tokyo, 2014. « Les crimes, nous les observons, nous les filmons, nous les dévoilons », ou, en grammaire pour étrangers, possiblement, « Les crimes regardent, filment, informent ! »
Crédits : Michel Richard

Une autre conséquence, aux effets multiples, est l’embullement de l’apprenant, véritable mise en bulle certes rassurante et sécurisante, mais entraînant à long terme une dépendance importante envers la grammaire pour étrangers, au point parfois de nuire à la progression. De l’intérieur de sa bulle, l’étudiant n’a pas accès au matériel d’apprentissage fait par les Japonais pour les Japonais, n’en connaît ni les termes techniques, ni les catégories. En conséquence, il ne peut non plus utiliser les dictionnaires japonais, sauf pour obtenir la traduction des mots, alors que l’apport fondamental de ces dictionnaires est plutôt de guider autant vers certaines règles grammaticales que vers les règles d’usage et les nuances appropriées.

De l’intérieur de sa bulle, l’apprenant peut difficilement parler de la langue japonaise à des personnes de langue maternelle japonaise, car ils ne partagent ni un vocabulaire commun, ni des catégories communes, pour en discuter. L’apprenant dépend de la grammaire élaborée spécialement pour lui, et dépend de ses professeurs qui sont les seuls à la connaître. L’apprentissage autonome, qui devrait être un objectif fondamental de l’enseignement, est donc par la force des choses découragé [11], ce qui recrée une situation de type « maître-disciple ». Bref, cet embullement peut mener à un plafonnement de l’apprentissage, particulièrement au niveau avancé, quand la présence en classe devient moins profitable que l’apprentissage sur le terrain.

Quelle pourrait être la solution de ce plafonnement ? Un retour aux sources, un retour vers les grammaires nationale et scolaire, pourrait être d’un grand secours. Il est vrai qu’elles sont imparfaites, ces grammaires, mais elles y gagneraient probablement autant que les apprenants du japonais si on leur donnait la chance de s’exprimer à l’extérieur des bancs d’écoles réservés aux seuls Japonais.

Légende (photo de couverture) : Asakusa, Tokyo, 2011. « Cessons les feux d’artifice qui font du bruit » ou, en grammaire pour étrangers, possiblement « feux d’artifice qui faites du bruit, veuillez cesser ».
Crédits : Michel Richard


[1Kokubunpô (国文法), « grammaire nationale », et gakkô bunpô (学校文法), « grammaire scolaire ». La première, essentiellement descriptive, s’intéresse en particulier aux formes et suffixes, alors que la seconde se fonde sur la première pour y ajouter plusieurs éléments liés en particulier à l’usage et à la syntaxe. Voir Richard, Michel, 2018. « L’inutile complexification : les trois grammaires du japonais », in l’Asie en 1000 mots, 15 janvier 2018. En ligne. http://asie1000mots-cetase.org/L-inutile-complexification-les.

[2Ibid. Grammaire parallèle, sans nom officiel, ayant un contrôle presque absolu sur l’enseignement du japonais aux étrangers.

[3Cette grammaire parallèle étant acceptée sans remise en question, et les causes de son apparition n’ayant jusqu’à maintenant jamais fait l’objet d’analyses véritables, les arguments présentés ici le sont avant tout à titre exploratoire.

[4Il s’agit ici de « l’enseignement » du japonais à des étrangers désirant apprendre cette langue, et non pas de « l’apprentissage contraint » de cette langue dans le cadre par exemple d’une politique d’expansion territoriale.

[5Malgré des qualités indéniables et un apport très important à l’analyse de la langue japonaise, les manuels Manuel de japonais Volume 1 et 2, de Kunio Kuwae, édités chez Asiathèque et encore disponibles et populaires de nos jours, sont un bel exemple de cette introduction de concepts des langues occidentales dans la description de la langue japonaise.

[6En voici deux exemples. Le terme 助動詞 (jodôshi – littéralement, « aide-verbe »), qui à l’origine indique les suffixes (ou affixes) s’ajoutant aux différentes formes des verbes japonais, a été récupéré pour indiquer les « auxiliaires » des langues occidentales. Cela a donc facilité l’introduction du concept d’auxiliaire dans la grammaire japonaise pour les étrangers, alors que la langue japonaise en est totalement dépourvue. Il en est de même du terme 活用 (katsuyô – littéralement, « utilisé pour vivifier ») qui en japonais indique les variations de différents suffixes indiquant par exemple le passif, le désir, la volonté, etc., qui a lui été réutilisé pour rendre le concept de conjugaison. Or, les verbes japonais ne se conjuguent pas, mais le terme « conjugaison » en est venu facilement à être utilisé dans le cadre de l’enseignement du japonais aux étrangers pour indiquer les variations des suffixes.

[7Les tentatives d’occidentaliser la grammaire du japonais pour la rendre accessible aux étrangers (étranger signifiant le plus souvent occidental) et la répétition incessante en classe de phrases apprises comme autant de mantras proviennent possiblement en partie de cette conviction. Les professeurs de japonais de la période qui a suivi la guerre du Pacifique, jusque durant les années 1980 et même au-delà, ont été particulièrement friands de cette méthode de répétition incessante et de déformation continue, souvent inconsciente, de la grammaire japonaise.

[8Ce n’est pas un hasard si pendant très longtemps, et encore souvent aujourd’hui, les manuels de japonais présentent dès la première leçon des phrases copiées sur le modèle de « This is a book » (kore wa hon desu), classique de l’enseignement de la langue anglaise. Cela nécessite toutefois dès cette première leçon d’importantes contorsions de la grammaire du japonais, qui se caractérise entre autres par l’absence du verbe « être » tel qu’il est conçu dans les langues occidentales. On peut penser que cette absence de réflexion au sujet d’une séquence d’apprentissage adaptée aux caractéristiques de la langue japonaise a été elle aussi un facteur favorisant le développement d’une grammaire pour étrangers.

[9Mentionnons, entre autres, l’absence de l’identification des parties du discours (sortes de mots), des explications insuffisantes au sujet des verbes transitifs et intransitifs, une théorisation inadéquate au sujet des suffixes だ (da) etです (desu), une confusion généralisée entre « formes » et « suffixes », etc.

[10Par exemple, pour un apprenant francophone, le mot « conjugaison » évoque des images intimement liées à sa langue maternelle. Si un verbe se « conjugue », c’est que ce verbe a des formes verbales qui suivent les personnes, le nombre, le mode, la voix et le temps. Rapidement, cet étudiant se rendra compte qu’en japonais il n’en est rien, et que « conjugaison » indique plutôt l’emboîtement de suffixes ou les variations de ces derniers. L’apprentissage de la langue japonaise nécessite l’élaboration de nouvelles catégories de la pensée, mais la grammaire japonaise pour les étrangers utilise souvent pour décrire ces catégories des termes techniques évoquant chez l’apprenant des catégories propres à sa langue maternelle.

[11Il ne s’agit évidemment pas du but ultime de la grammaire pour étrangers. On ne peut douter que cette dernière s’est construite peu à peu dans le but d’aplanir les difficultés. Il est tout de même ironique de constater que l’aplanissement en question peut mener à un plafonnement, alors même que l’enseignement du japonais aux étrangers est devenu une véritable industrie fournissant une quantité incroyable de manuels, d’exercices et de guides, au point où certaines librairies au Japon en font leur unique spécialité.

Michel Richard est responsable des langues asiatiques et chargé de cours de japonais au Centre de langues de l’Université de Montréal. Il s’intéresse en particulier au renouveau de l’enseignement de la langue japonaise et a participé, seul ou avec des collègues, à l’élaboration de plusieurs recueils d’apprentissage visant à enrichir ce renouveau.

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