Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

La Chine couvre ses arrières en matière de finance mondiale

mardi 21 octobre 2014, par Maxime Lauzon-Lacroix

Le 15 juillet dernier, à Fortaleza, au Brésil, les BRICS, un groupe de pays émergents qui rassemble le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud, ont annoncé l’établissement prochain de deux nouvelles institutions financières internationales : la Nouvelle banque de développement (NDB) et l’Accord de fonds de réserve (Contingent Reserve Arrangement, CRA) [1]. La NDB servira à financer des projets d’infrastructure et de développement, alors que le CRA mettra des fonds à la disposition de ses membres en difficulté financière.

La création de ces nouvelles institutions a suscité une certaine panique chez plusieurs commentateurs, qui estiment qu’elles représentent un défi lancé par la Chine – le poids lourd du groupe – à la suprématie des puissances occidentales dans le domaine de la finance mondiale. Ainsi, selon eux, la Chine aspirerait à remplacer la Banque mondiale (BM) et le Fonds monétaire international (FMI) par des organisations dont les intérêts seraient plus conformes aux siens [2].

De même, la promotion par Beijing de la Banque asiatique pour l’investissement dans l’infrastructure (AIIB), dont l’inauguration est prévue pour le sommet de l’APEC (Coopération économique pour l’Asie-Pacifique) qui se tiendra à Beijing le mois prochain, est perçue comme une tentative de la Chine de supplanter la Banque asiatique de développement (BASD), contrôlée par le Japon et les États-Unis. En trame de fond, l’inquiétude grandit face aux impacts de l’internationalisation du renminbi (RMB), la devise chinoise, qui pourrait signifier la fin de la suprématie du dollar américain.

CC BY 2.0 - epsos .de.

Ces initiatives semblent a priori trahir les propensions révisionnistes de la Chine, mais un examen attentif des activités récentes de Beijing dans le domaine de la finance mondiale révèle que les prétentions chinoises sont moins provocatrices qu’elles ne le paraissent, du moins pour le moment.

Compléments et substituts

D’après la Déclaration de Fortaleza, la NDB vise à « compléter les efforts des institutions financières multilatérales et régionales pour le développement international » [3]. Plusieurs publications en chinois mettent aussi l’accent sur le fait que la NDB, le CRA et l’AIIB agiront comme compléments de la BM, du FMI et de la BASD plutôt que comme substituts potentiels [4]. Les sceptiques, naturellement, ne seront pas convaincus.

Il faut dire que les nouvelles organisations ont de l’argent plein les coffres : on s’attend à ce que la NDB, le CRA et l’AIIB soient financés à hauteur de 100 milliards $ US chacun. La NDB pourrait donc bientôt offrir des prêts aussi généreux que ceux de la BM – cette dernière a distribué plus de 60 milliards $ US en prêts cette année [5]. Ceci dit, les ressources mises à la disposition de ces nouvelles institutions demeurent relativement modestes selon les standards chinois : à preuve, en 2013 seulement, la Banque de développement de Chine, entièrement financée par Beijing, a prêté à elle seule 240 milliards $ US [6].

Par ailleurs, la NDB et l’AIIB ne satisferont qu’une petite partie de la demande mondiale en infrastructure. La BM estime que le déficit en infrastructure dans les pays à bas et moyen revenus est de l’ordre de 1 000 milliards $ US, un manque à gagner qui ne cessera de grandir au fur et à mesure de la croissance des pays émergents [7]. Il devrait y avoir de la place pour au moins quelques acronymes bancaires additionnels.

Couper Bretton Woods à blanc ?

La Chine profite d’être membre de la BM et du FMI : les prêts de la BM contribuent au développement économique de la Chine et le FMI lui permet d’investir une partie de sa réserve de devises étrangères, qui, évaluée à 4 000 milliards $ US, représente la plus importante au monde. Malgré ces avantages, les dirigeants chinois (comme à peu près tout le monde) ont longtemps critiqué les institutions de Bretton Woods, en particulier le système de quotes-parts en vigueur à la BM et au FMI qui perpétue l’influence disproportionnée des puissances occidentales au sein de ces organisations. Entre autres absurdités, ce système fait en sorte que la Chine – la deuxième puissance économique mondiale – a moins de pouvoir décisionnel que le Benelux (Belgique, Pays-Bas et Luxembourg). En 2010, le FMI a donné son accord à un projet de réforme qui augmenterait le nombre de quotes-parts des pays en développement, y compris la Chine. Quatre ans plus tard, la réforme attend toujours d’être endossée par le Congrès américain [8].

Autre tentative de réforme en 2011 : la Chine réclame que le RMB soit inclus parmi les devises admissibles aux droits de tirages spéciaux, un instrument monétaire international qui sert aux pays membres du FMI pour compléter leurs réserves officielles – en vain [9].

L’absence de progrès du processus de réformes du système de Bretton Woods a certainement incité la Chine à promouvoir la NDB et le CRA ; bloquée dans une impasse similaire à la BASD, Beijing cherche à mettre sur pied l’AIIB.

L’argent et le pouvoir

Même si l’Occident et le Japon s’étaient efforcés de mieux accommoder les intérêts de la Chine au sein du système de Bretton Woods et à la BASD, Beijing aurait probablement malgré tout tenté de mettre sur pied de nouvelles institutions financières internationales.

La Chine est à l’affut d’opportunités d’investissement pour sa réserve de devises étrangères. Ces dernières années, Beijing a multiplié les placements à l’étranger, de la dette américaine au financement et à l’acquisition d’actifs dans d’innombrables industries aux quatre coins du globe. Ces projets n’ont pas tous été fructueux. À la suite de la crise financière de 2008, par exemple, l’assouplissement quantitatif aux États-Unis a réduit la moyenne des rendements obligataires à un niveau de quasi-parité avec l’inflation. Par ailleurs, l’opinion publique et les gouvernements, particulièrement dans les pays occidentaux, s’inquiètent de la portée de plus en plus considérable des investissements chinois à l’étranger. La NDB et l’AIIB représentent un double avantage pour la Chine : fournir des avenues d’investissement supplémentaires tout en lui permettant de ne pas être directement identifiée comme la source des sommes qui seront prêtées. Dans cette optique, la promotion de nouvelles institutions financières internationales par Beijing s’apparente davantage à un processus de diversification de son portefeuille d’investissements qu’à une remise en question de l’architecture financière internationale.

La participation de la Chine à la NDB devrait se manifester en gains d’influence notoires pour Beijing. Des chercheurs ont démontré que les plus importants donateurs à la BM, au FMI et à la BASD – les pays du G7 (l’Allemagne, le Canada, les États-Unis, la France, l’Italie, le Japon et le Royaume-Uni) – ont réussi à influencer les modalités du vote dans d’autres forums internationaux, y compris à l’Assemblée générale et au Conseil de sécurité des Nations Unies [10]. On doit s’attendre à ce que la Chine agisse de même. Certains espèrent même que Beijing usera de cette nouvelle influence pour accélérer la refonte du système de Bretton Woods.

Tâter les pierres et gagner du temps

Le président chinois Xi Jinping. CC BY SA 2.0 - Michel Temer.

L’ancien président chinois Deng Xiaoping considérait que la réussite de tout processus de réforme repose sur une approche prudente et progressive, semblable à la traversée d’une rivière « en tâtant les pierres ». On compare souvent Deng à Xi Jinping, l’actuel président ; on rapporte même que Deng est une grande source d’inspiration pour Xi. Dans le domaine de la finance internationale, Xi et ses prédécesseurs ont suivi le chemin tracé par le père des réformes de la Chine contemporaine : ils ont diversifié la stratégie d’investissement internationale de la Chine en tentant de réaligner l’ordre économique mondial, tout en préparant le terrain pour l’application de mesures potentiellement plus controversées. À court terme, Beijing semble davantage disposé à travailler au sein du statu quo qu’à le renverser. Toutefois, à tort ou à raison, beaucoup de spécialistes de la Chine attribuent aussi à Deng le célèbre dictat : « gagner du temps et dissimuler les capacités [de la Chine] » [11].

Légende (photo de couverture) : Mao Zedong sur un billet de 100 yuan.

Crédits (photo de couverture) : CC BY-SA 2.0 - David Dennis.

Cet article est tiré d’une publication initiale en anglais pour le Centre for Chinese Studies à l’Université de Stellenbosch, en Afrique du Sud. Elle est disponible ici : http://www.ccs.org.za/wp-content/uploads/2014/09/CCS_Commentary_China_Global_Finance_MLL_2014.pdf


[1Étant donné qu’elles n’ont pas encore d’acronymes communément acceptés en français, les plus récentes institutions dont traite ce texte comme la Nouvelle banque de développement, l’Accord de fonds de réserve et la Banque asiatique pour l’investissement dans l’infrastructure sont abrégées par leur sigle officiel en anglais. L’acronyme français est utilisé pour les organisations mieux établies comme la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et la Banque asiatique de développement.

[2Voir par exemple Bevins, Vincent, 2014. « ’BRICS’ nations to form development bank to rival World Bank, IMF », éd. du 15 juillet. En ligne. http://www.latimes.com/business/la-fi-brics-bank-20140716-story.html (page consultée le 19 octobre 2014).

[3BRICS Information Centre, 2014. « 2014 Fortaleza Declaration » En ligne. http://www.brics.utoronto.ca/docs/140715-leaders.html (page consultée le 19 octobre 2014).

[4Voir entre autres Lingxiao, Tang, 2014. « Les Motivations réelles derrière l’établissement de la banque de développement des BRICS » [Jinzhuan guojia kaifayinhang chengli de xianshi dongyin], éd. du 20 août. En ligne. http://www.qstheory.cn/freely/2014-08/20/c_1112156491.htm (page consultée le 19 octobre 2014).

[5Hukil, Sonia. 2014. « The BRICS Development Bank : A Game Changer ? », éd. du 8 août. En ligne. http://www.eurasiareview.com/08082014-brics-development-bank-game-changer-analysis/ (page consultée le 19 octobre 2014).

[6Menéndez, Fernando. 2014. « Promoting Prosperity of Populism ? » En ligne. http://www.chinausfocus.com/finance-economy/promoting-prosperity-or-populism/ (page consultée le 19 octobre 2014).

[7Banque mondiale. « Infrastructure - Overview » En ligne. http://web.worldbank.org/WBSITE/EXTERNAL/TOPICS/EXTINFRA/0,,contentMDK:23136173~menuPK:8497173~pagePK:64168445~piPK:64168309~theSitePK:8430730,00.html (page consultée le 19 octobre 2014).

[8The Economist, 2014. « The Bretton Woods agreements : The 70-year itch », éd. du 5 juillet. En ligne. http://www.economist.com/news/leaders/21606280-both-west-and-china-are-neglecting-institutions-help-keep-world-economy (page consultée le 19 octobre 2014).

[9Prasad, Eswar S, 2014. The Dollar Trap : How the U.S. Dollar Tightened its Grip on Global Finance. Princeton : Princeton University Press : 229-261.

[10Dreher, Axel et Jan-Egbert Sturm, 2012. « Do the IMF and the World Bank Influence Voting at the UN General Assembly ? » Public Choice 151 : 363-97 ; Lim, Daniel Yew Mao et James Raymond Vreeland, 2013. « Regional Organizations and International Politics : Japanese Influence Over the Asian Development Bank and the UN Security Council ». World Politics 65(1) : 34-72.

[11Dingding, Chen et Wang Jianwei, 2011. « Lying Low No More ? China’s New Thinking on the Tao Guang Yang Hui Strategy » China : An International Journal 9(2) : 195-216.

Chercheur affilié au Centre for Chinese Studies de l'Université de Stellenbosch, en Afrique du Sud, Maxime Lauzon-Lacroix détient un M.Sc. en Affaires internationales de la London School of Economics et de l'Université de Pékin.

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