Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

L’historien Qin Hui comme figure de l’intellectuel public dans la Chine contemporaine

jeudi 3 novembre 2016, par Carl Déry

Le monde des intellectuels de la Chine contemporaine, disons de 1990 à aujourd’hui, est beaucoup plus riche et diversifié qu’on pourrait instinctivement être porté à le croire. Au-delà de l’augmentation de la censure dont on fait régulièrement état depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, ou même du récit de la rupture provoquée par la répression politique suivant les événements de 1989, on retrouve un paysage complexe peuplé de nombreux chercheurs qui ne se laissent pas enfermer si facilement dans des catégories préfabriquées et dont les positions transcendent bien souvent les idéologies [1].

Qin Hui 秦晖, professeur d’histoire de la prestigieuse Université Tsinghua de Pékin (清华大学) et connu comme l’un des « intellectuels publics » parmi les plus prolifiques de sa génération, constitue un exemple type de la richesse et de la diversité des thématiques et de la possibilité des perspectives abordées [2]. D’abord historien de l’économie s’étant fait connaître pour sa relecture de la réforme agraire et de la révolution paysanne en Chine, spécialiste des régimes politiques, des systèmes légaux et constitutionnels comparés, il s’intéresse de plus en plus à la croissance économique de la Chine dans le contexte de la mondialisation, à la question des droits civiques et à la responsabilité sociale de l’État. Compte tenu de l’ampleur de sa production académique, une présentation exhaustive de sa pensée et de son parcours intellectuel serait non seulement irréaliste à envisager, mais aurait aussi l’inconvénient majeur de n’être plus à jour – parce que l’homme ne s’arrête jamais d’écrire – au moment où on terminerait la lecture de tous ses textes [3]. En guise de présentation, nous avons fait le choix méthodologique d’une « cartographie conceptuelle » du personnage public, en identifiant quatre thèmes et concepts fondamentaux qu’on retrouve dans ses textes ainsi que dans les commentaires qui en font état.

Révolution culturelle : Né en 1953, Qin Hui fait partie de la génération ayant vécu de plein fouet la révolution culturelle, envoyé lui-même en rééducation à la campagne de 1969 à 1978. Ce séjour auprès de populations rurales du comté de Tianlin, situé dans l’ouest de la Région Autonome du Guangxi, eut un impact considérable sur son développement personnel et intellectuel. D’ailleurs, plusieurs ont voulu voir un lien entre son séjour à la campagne et ses préoccupations intellectuelles contemporaines, le décrivant parfois comme « le défenseur des paysans », ce à quoi le principal intéressé s’est toujours objecté [4].

Une affiche montrant les Gardes rouges à l’assaut des contre-révolutionnaires durant la Révolution culturelle. Crédits : Radio France Internationale, http://www.rfi.fr/asie-pacifique/20160513-cinquante-ans-chine-revolution-culturelle-mao-france-mai-68

Réforme Stolypine : Cette période cruciale de la révolution russe que Qin Hui étudia, reposant sur la privatisation de la terre et la fin des communes populaires (mir) fut aussi le théâtre d’une répression violente en 1905. Avec la contribution de sa femme Jin Yan 金雁 qui étudiait aussi cette période, il fait un parallèle avec les réformes entreprises par Deng Xiaoping en Chine depuis le tournant des années 1980. Il en arrive à la conclusion que la Chine doit elle aussi choisir sa trajectoire, comme ce fut le cas pour la Russie du début du XXe siècle, entre le « modèle prussien » de privatisation de la terre et le « modèle américain », ce qui revient à choisir entre une partition autoritaire (zhuanzhi fenjia, 专制分家) ou une partition démocratique (minzhu fenjia, 民主分家) [5].

L’effet de la chenille arpenteuse (chihuo xiaoying, 尺蠖效应) : Le développement spectaculaire de la Chine a suscité de nombreux débats sur la scène internationale, notamment afin de départager, entre les arguments de la droite et de la gauche, les raisons de ce succès économique sans précédent et de cet « avantage de la Chine (Zhongguo youshi, 中国优势) ». Pour Qin Hui, l’un des aspects principaux de ce que plusieurs nomment le « facteur Chine (Zhongguo yinsu, 中国因素) » est lié au fait que les catégories traditionnelles de la gauche et de la droite y agissent à contre-courant, alors que la gauche appuie la suppression des libertés sans que la protection sociale n’en soit garantie, et que la droite encourage la restriction des avantages sociaux sans pour autant réclamer une plus grande liberté civile [6]. Ainsi, alors qu’un certain équilibre entre les gouvernants et les gouvernés est atteint dans les pays occidentaux par l’alternance des politiques d’inspiration keynésiennes et libérales, en Chine, les contradictions sociales s’accumulent sans qu’elles ne soient résolues, suivant passivement les décideurs, comme le corps de la chenille arpenteuse qui se contracte et se détend, sans pour autant avoir de prises véritables sur le mouvement et la direction choisies.

Bibliothèque nationale de Chine. Crédits : Life of Guangzhou, http://www.lifeofguangzhou.com/node_10/node_37/node_251/node_472/2008/09/11/122110354051337.shtml

Confucianisme d’apparence et légisme de substance (ru biao fa li, 儒表法里) : Bien que la plupart des commentateurs qualifient la culture chinoise de fondamentalement confucéenne, pour Qin Hui, il s’agit là d’une image incomplète qui néglige l’apport politique essentiel du Légisme, ainsi que l’écart entre les discours vertueux et les comportements brutaux qu’on retrouve tout au long de l’histoire impériale chinoise [7]. Cette distinction entre l’apparence et la réalité (substance) est essentielle à reconnaître pour l’auteur, non seulement dans le cas présent, mais aussi dans tous les concepts qui se comprennent mieux en relation avec leur contrepartie (culture/système, cause/effet, liberté/responsabilité, grande/petite communauté, etc.) [8].

Évidemment, on ne résume pas la pensée d’un homme à partir de quatre concepts ; il s’agit-là seulement de pistes lancées à la rencontre de son œuvre. Cette brève cartographie conceptuelle aurait tout aussi bien pu inclure l’opposition entre culture et système, la loi de Huang Zongxi, la notion de démocratie constitutionnelle et sa contrepartie, le principe de responsabilité individuelle, mais surtout les concepts marxistes et tout l’univers des thèmes économiques qui se trouvent au cœur de sa pensée. Historien de la Chine en révolution s’exprimant à partir de perspectives macro-historiques et comparatives, Qin Hui s’intéresse à la notion de valeurs universelles qu’il retrouve autant dans les traditions occidentales que dans les fondements de la pensée et de l’être de la Chine, hier comme aujourd’hui, et malgré la tourmente, l’espoir résolument tourné vers demain [9].

Crédits (photo de couverture) : Qin Hui. http://history.sina.com.cn/his/zl/2013-04-12/181424881.shtml


Ce bref article est le résultat d’une recherche qui s’inscrit à l’intérieur d’un projet développé par les professeurs Timothy Cheek (UBC), David Ownby (Université de Montréal) et Joshua Fogel (York University), intitulé China Dream UBC : Reading and Writing the Chinese Dream, dont l’objectif est de proposer un panorama détaillé de l’univers des intellectuels dans la Chine contemporaine. Voir : https://chinadreamubc.wordpress.com/

[1On a coutume de diviser les intellectuels en trois grandes catégories d’appartenance, soit la nouvelle gauche, les intellectuels libéraux et les néo-confucéens. Évidemment par contre, ces catégories ne représentent que des outils de classification qui seront toujours incomplets par définition. En plus de ceux qui sont d’emblée associés à la catégorie des « autres » parce qu’ils ne cadrent pas exactement dans les limites de ces concepts, il est important de noter que la plupart des intellectuels de métier trouvent toujours le moyen d’échapper aux formes de catégorisation trop rigides.

[2Pour une analyse détaillée sur la situation des « intellectuels publics » (gonggong zhishifenzi, 公共知识分子) dans la Chine contemporaine, voir : Timothy Cheek, 2006. « Xu Jilin and the Thought Work of China’s Public Intellectuals », dans : China Quarterly.

[3Selon la recension proposée par David Kelly, Qin Hui aurait publié neuf livres à titre individuel entre 1997 et 2004, en plus de deux autres livres en collaboration avec son épouse Jin Yan, et deux autres ouvrages collectifs. D. Kelly, 2005. « Bibliography of Works by Qin Hui », dans : The Chinese Economy, vol. 38, no. 6, Nov.-Dec., p. 83. À noter que cette bibliographie ne mentionne rien sur les textes qui auraient aussi été publiés par Qin Hui entre 1996 et 1998 sous le pseudonyme de Bian Wu 卞悟. Sur la page Wikipédia qui est consacrée à l’historien Qin Hui (version chinoise), on retrouve 23 titres de livres, sans détail sur les dates de publication, et sur la page Baidu qui lui est consacrée (en date du 27 mai 2016), on retrouvait un total de 105 publications diverses (livres, ouvrages collectifs, articles de revue), publiés entre 1983 et 2004. Par ailleurs, ces chiffres ne sont rien en comparaison avec les 650 articles que nous avons recensés sur différents sites de microblogages et différents portails web (ex : aisixiang.com, caogen.com, blog.sina.com, etc.), publiés entre le 23 avril 2001 et le 16 mai 2016.

[4À tous ceux qui croient qu’il étudie la société rurale à cause de ses liens de jeunesse, Qin Hui répond que même si l’expérience de terrain a certainement exercé sur lui une influence, ses intérêts académiques sont davantage motivés par la raison que par la nostalgie : « It is not accurate to say that I am a fighter for peasant interests […] What I do is merely try to help peasants acquire and exercise the civil rights, such as the right to organize, that would allow them to protect their own interests […] What we have in common is an interest in civil rights. These are of concern to intellectuals, peasants, workers and others as well. I don’t regard myself just as a spokesman for peasant interests ». Qin Hui, 2003. « Dividing the Big Family Assets », dans : New Left Review 20, March-April, p. 86-87.

[5En plus de l’article publié dans la New Left Review cité précédemment qui contient plusieurs éléments essentiels de cette réflexion, on peut consulter une entrevue de Qin Hui réalisé par Chen Yizhong 陈宜中 en juin 2008, et publiée sur le web en 2012 sous le titre : « 为自由而限权,为福利而问责 » (Limiter le pouvoir pour la liberté et demander la responsabilité pour le bien-être). http://www.china-review.com/eao.asp?id=30095

[6Voir : « 中国在全球化背景的优势与危机 (Avantages et crises pour la Chine dans le contexte de la mondialisation) », publié sur caogen.com, 20 septembre 2007. http://www.caogen.com/blog/Infor_detail/3076.html. Une partie de ce texte a déjà été traduite en français dans Courrier International (26 février 2009) sous le titre « Développement capitaliste et dictature. Les leçons à tirer du miracle chinois ». Voir aussi Qin Hui, « 全球化中的“中国因素”与世界未来 (Le « facteur Chine » dans le contexte de la mondialisation et l’avenir du monde) », publié sur aisixiang.com, en date du 5 mars 2008 (Merci à David Kelly pour ses notes et remarques sur ce dernier texte). http://www.aisixiang.com/data/17856.html

[7C’est ce qu’il nomme « avoir la bouche pleine de vertus et de morales, mais le ventre d’une prostituée » (manzui de renyi daode, yi duzi de nandao nuchang, 满嘴的仁义道德,一肚子的男盗女娼). Voir : Qin Hui, « 中国文化最大的问题是儒表法里 (Le plus grand problème de la culture chinoise c’est d’être confucéen à l’extérieur et légiste à l’intérieur) », allocution présentée dans le cadre du « Congrès annuel de l’observateur économique 2009 », tenu dans la ville de Beijing le 16 janvier 2010, publié sur le site de finance.sina.com.cn, 16 janvier 2010. http://finance.sina.com.cn/hy/20100116/18207257091.shtml

[8En fait, l’analyse de Qin Hui est plus complexe et suggère d’ajouter à la distinction binaire initiale une « alliance » entre le Taoïsme et le Légisme qui serait le véritable cœur de l’idéologie politique de la Chine impériale, avec un Confucianisme de surface. Qin Hui, 2009. « La culture traditionnelle aujourd’hui : un devoir d’inventaire pour penser le politique », traduction et notes de Song Gang, dans : Extrême-Orient Extrême-Occident, 31, p. 63-102. Pour le texte original portant sur le concept ru biao fa li 儒表法里, voir spécifiquement : Qin Hui, 2014. 传统十论 (Dix essais sur la tradition), Beijing, Dongfang chubanshe, p. 144-152. À noter que ce livre est une réédition de la version originale publiée en 2003 aux éditions de l’Université Fudan.

[9Son plus récent livre, 走出帝制:从晚清到民国的历史回望 (Sortir du système impérial : Revue historique de la fin des Qing jusqu’à la République), publié à la fin de novembre 2015 aux éditions Qunyan (群言出版社) a été retiré des tablettes dès le 3 décembre 2015 et apparemment mis à l’index par les autorités chinoises.

Titulaire d’un doctorat en histoire (Université Laval, 2015), Carl Déry enseigne l’histoire de la Chine depuis une dizaine d’années maintenant, d’abord en Chine, à Chongqing et à Chengdu, mais surtout au Québec, à l’UQTR et à l’Université de Sherbrooke, ainsi que plus récemment, à l’Université Saint-Mary d’Halifax. Il a notamment publié Diplomatie, rhétorique et canonnières : Relations entre la Chine et l’Angleterre, de l’ambassade Macartney à la guerre de l’Opium, 1793-1842 (PUL, 2007).

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