Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

L’artiste Aida Makoto et l’objectivation de la femme dans l’art japonais

mardi 18 février 2014, par Amandine Davre

Depuis une vingtaine d’années, l’art contemporain japonais prend de l’ampleur à travers le monde. De nouveaux artistes font surface, tendant à mettre en avant la culture japonaise, qu’elle soit issue de l’art traditionnel ou de la subculture otaku [1]. L’artiste Aida Makoto fait le pont entre ces deux cultures, en peignant des femmes aux traits de grandes héroïnes de manga, tout en faisant référence à des fétichismes récurrents dans l’art traditionnel.

Aida Makoto, né en 1965, est un artiste pluridisciplinaire qui a étudié à la prestigieuse université des Beaux-arts de Tokyo. Il est reconnu à travers le monde pour ses œuvres provocantes et anticonformistes. Pour cause, l’ironie et le cynisme prédominent dans son art.

Aida Makoto

Cette dérision prend forme sur l’une des thématiques principales de l’artiste, celle de la « femme-objet ». L’artiste explique leur présence par le simple fait que « peindre des femmes fait plus facilement vendre » [2]. Afin d’illustrer sa pensée et de rendre le spectateur plus attentif, l’artiste les utilise pour leur pouvoir d’attraction. Alors qu’il dénonçait auparavant cette utilisation du corps de la femme comme outil commercial, il en fait aujourd’hui l’objet pervers de son obsession, son Lolita Complex [3].

En effet, à travers la plupart de ses œuvres mettant en scène des femmes, l’artiste dépeint des femmes-objets déshumanisées, torturées et soumises. De la femme amputée se tenant à quatre pattes dans la série Dog à la femme consommable de la série Mi-Mi Chan en passant par la femme hypersexualisée, ces représentations sont issues d’une longue tradition dans l’art traditionnel japonais et sont aujourd’hui popularisées par la subculture otaku. La représentation de la sexualité au Japon forme « un mélange de pulsions assez obscures, une manière d’exorciser la peur de transgresser ses propres limites » [4].

De ses nombreuses années d’études, Aida Makoto a énormément appris de l’art traditionnel, que ce soit dans les techniques ou les motifs utilisés. Il a étudié de nombreux artistes traditionnels et s’en inspire. Nombre de ses œuvres illustrent des fantasmes et fétichismes typiquement nippons : le seppuku (suicide rituel) [5], la femme-chienne, la femme violée par des tentacules de poulpe, le bondage, etc. La femme perd son humanité dans les représentations de l’artiste et se réduit à l’incarnation des fantasmes chimériques japonais. Aida Makoto les retranscrit de façon grotesque. Il étudie la mise en scène consciencieusement, la position des corps et, surtout, leur expression faciale afin de déstabiliser le spectateur. Chaque élément a son importance dans la composition de l’œuvre, afin de tourner subtilement en dérision ces stéréotypes de la sexualité débridée nippone.

Aida Makoto fait ses débuts dans l’art contemporain international comme artiste dit « otaku » [6] avec son œuvre intitulée The Giant Member Fuji versus King Gidora. L’artiste fait référence à la célèbre œuvre de l’artiste Hokusai Katsushika [7], Kinoe no Komatsu. Aida réactualise l’œuvre et en offre une nouvelle version en remplaçant le poulpe (métaphore animiste du pécheur) par King Gidora, le dragon extra-terrestre, ennemi juré de Godzilla.

The Giant Member Fuji versus King Gidora
Kinoe no Komatsu, une référence pour l’artiste

La figure de la femme violée par des monstres ou animaux a été représentée dans plusieurs œuvres durant l’époque d’Edo ( 1600-1868) jusqu’à aujourd’hui. The Giant Member Fuji versus King Gidora constitue un réel défi pour l’artiste, qui a su reprendre une œuvre célèbre sans la dénaturer. Il actualise Kinoe no Komatsu selon les canons esthétiques contemporains et la culture du manga. Il se considère comme un artiste issu de la tradition.

Aida s’intéresse à l’intérêt des Japonais pour les œuvres traditionnelles [8], issues du style nihonga [9]. Ce style lui sert à interpeller les spectateurs japonais qui reconnaissent l’influence de l’art traditionnel dans ses œuvres. La représentation des femmes permet d’attirer un plus grand public d’amateurs. Dans son œuvre Harakiri School Girl, l’artiste met en scène de jeunes écolières se suicidant. Il explique qu’elles incarnent le Japon perdant son honneur face à la crise économique des années 1990. L’œuvre reprend la mise en scène et la disposition d’une estampe japonaise de l’époque Edo. Aida Makoto intègre deux dimensions dans ses travaux : le rappel à la tradition et la femme comme objet illustrant sa pensée.

Harakiri School Girl mêle la tradition au Lolita Complex

La figure de la femme-objet, celle que l’on torture, viole ou déshumanise, est alors prisonnière de deux époques : les fantasmes issus des traditions et la réactualisation de ceux-ci.

Légende (photo de couverture) : Jumble of 100 Flowers, par Aida Makoto.

Crédits (photo de couverture, photo corps de texte 2, 4, 5) : Makoto Aida, avec l’autorisation de la Mizuma Art Gallery.

Crédits (photo corps de texte 3) : Hokusai Katsushikai, British Museum.

Crédits (photo de l’artiste) : Kohji Shiiki.


[1Le terme otaku signifie littéralement « ta maison » en japonais et définit les personnes qui restent enfermées chez elles en s’immergeant dans un monde virtuel (mangas, animés, jeux vidéo, etc.).

[2Propos de l’artiste : “ To a certain extent, I didn’t want to draw girls because I don’t like the fact that paintings of girls can be easily sold. But I should draw girls.” in Aida Makoto : Cynic in the playground (Film).

[3Le Lolita Complex désigne au Japon l’attirance pour les jeunes filles adolescentes.

[4Propos d’Agnès Giard, spécialiste de la sexualité au Japon. Extrait d’une entrevue dans le cadre du documentaire audio-visuel « Le sexe autour du monde : Japon ».

[5Le seppuku est un suicide rituel par éventration, lié à l’honneur et traditionnellement réservé aux samurai. Il était pratiqué pour éviter de tomber entre les mains de l’ennemi ou pour se repentir d’une faute grave. Une autre forme de suicide rituel, le jigai, était pratiquée par les femmes et les filles de samurai, qui se tranchaient plutôt la gorge.

[6Propos de l’artiste : « This was the work with wich I made my debut into the Japanese contemporary art world.(…) I was an “otaku-type artist” dans le catalogue d’exposition Monument for nothing, tensai de gomen nasai, Aida Makoto, Mori Art Museum, février 2013, page 87.

[7Hokusai Katsushika (1760-1849), surnommé le « fou de peinture », est un artiste d’estampes japonaises ukiyo-e. Il est aussi considéré comme le créateur du manga.

[8Propos de l’artiste : « Aida’s interest in « the national traits of the Japanese people that continue to partially preserve a domestic aesthetic and value system” onto the specifically Japanese medium of nihonga painting”, dans le catalogue d’exposition Monument for nothing, tensai de gomen nasai, Aida Makoto, Mori Art Museum, février 2013, page 42.

[9Le nihonga est un style pictural établi à la fin du XIXème par l’écrivain et calligraphe Okakura Tenshin (1862-1913) et par le professeur américain Ernest Fenollosa (1853-1908). Ce courant avait pour leitmotiv la sauvegarde des chefs d’œuvre de l’art japonais, prônant ainsi, par la même occasion, un retour à la tradition.

Amandine Davre est candidate au doctorat en histoire de l’art et chargée de cours en histoire de l’art japonais à l’Université de Montréal. Ses intérêts portent sur l’évolution de l’art japonais de l’époque Edo à aujourd’hui.

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