Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

L’armée oubliée du sultanat de Sulu

jeudi 25 avril 2013, par Jean-François Bissonnette

L’arrivée par bateau d’un groupe de ressortissants philippins armés sur la côte orientale du Sabah à la mi-février 2013 aurait pu passer inaperçue, si ce n’avait été des revendications politiques dont il s’est fait le véhicule.

Dans les jours suivants, la police malaysienne révélait que ce groupe, affirmant être un détachement de l’armée royale du Sultanat de Sulu, cherchait à faire respecter les droits ancestraux du sultan et de ses sujets au Sabah [1]. Situé à l’extrémité septentrionale de l’île de Bornéo, l’État malaysien du Sabah est un territoire réputé pour la porosité de ses frontières. La frontière maritime entre le Sabah et les Philippines, laquelle se trouve à quelques kilomètres de la côte du Sabah, est parsemée de centaines d’îles souvent habitées qui échappent encore largement au contrôle des États. La façade maritime orientale du Sabah donnant sur la Mer de Sulu et la Mer des Célèbes est, depuis des temps anciens, un véritable carrefour entre l’archipel des Philippines et l’île de Bornéo. C’est le domaine des peuples de la mer – Bugis, Bajau, Orang Laut – et une zone qui fourmille d’activités illicites et qui pose un défi de taille à la souveraineté des états.

Comme la récente sortie médiatique du sultan autoproclamé de l’archipel de Sulu est venue le rappeler, les revendications du Sultanat de Sulu sur le Sabah ont certains fondements légaux (voir carte). En effet, avant que le Sultanat de Sulu ne passe sous la souveraineté des Philippines espagnoles, il a cédé le territoire du Sabah par un bail à perpétuité, mais révocable, à la British North Borneo Company en 1878 [2]. Le Sabah a ensuite été intégré à la Malaysia après le référendum de 1962 qui a permis de fédérer les territoires sous tutelle britannique de part et d’autres de la mer de Chine méridionale. Le gouvernement philippin a longtemps maintenu une volonté irrédentiste à l’égard de l’État du Sabah, récupérant ainsi à son compte les revendications du sultanat de Sulu [3]. Bien que ces revendications aient été laissées de côté par Manille dans les années 1980 [4], les récents événements n’ont pas manqué de mettre le gouvernement philippin dans l’embarras. Soucieux de faire bonne figure, le gouvernement philippin a offert un appui sans réserve à la Malaysia, allant même jusqu’à dépêcher un navire pour récupérer les miliciens, mais en vain [5].

La stratégie de confinement mise en place par l’armée et les policiers malaysiens semble pousser les miliciens sulu vers une stratégie de guérilla [6] dans une région maritime aux mille refuges insulaires dont la surveillance s’avère fort difficile. Cependant, l’État malaysien est l’héritier d’une longue tradition de lutte aux insurgés communistes et se veut rassurant quant à ses capacités de contrôler ce qui serait au plus, selon ses porte-paroles, une incursion des groupes indépendantistes islamistes. Bien que des accords de paix aient été conclus à l’automne 2012 à Kuala Lumpur entre les derniers groupes indépendantistes en armes et le gouvernement philippin, certaines factions du Front National de Libération Moro (MNLF) et du Front Islamique de Libération Moro (MILF) sévissent encore dans le sud des Philippines [7]. L’armée royale du Sultanat de Sulu serait selon toute vraisemblance issue de factions des fronts de libération résolument opposés à arrêter la lutte. Les arrestations massives qui ont été réalisées récemment, à grands renforts de mesures sécuritaires spéciales [8], attestent des moyens mis en œuvre pour contrer la menace d’une extension en Malaysia de la lutte islamiste jusqu’alors confinée au sud des Philippines [9]. Depuis le commencement des récents événements, des centaines de présumés miliciens ou sympathisants ont été arrêtés et emprisonnés, des dizaines tués. Les forces de sécurité malaysiennes ont également essuyé des pertes [10].

C’est la question de la place réservée aux immigrants originaires du sud des Philippines dans l’État malaysien du Sabah qui émerge en filigrane à travers ces événements. En effet, le détachement de la dite armée royale aurait exigé à son arrivée l’arrêt des déportations des descendants du sultanat vivant au Sabah. De l’indépendance de 1962 jusqu’à 1998, les autorités malaysiennes ont plutôt fermé les yeux sur l’immigration non-documentée à majorité musulmane en provenance du sud des Philippines. L’État a même procédé à d’importantes campagnes de naturalisation, d’une part à cause de la pénurie de main-d’œuvre et d’autre part pour renforcer le poids démographique des musulmans au sein du Sabah. Cette stratégie a permis à la classe politique malaise de maintenir la prééminence des musulmans, considérés comme les clients politiques naturels du parti au pouvoir au niveau fédéral depuis l’indépendance [11]. Mais les objectifs de l’État ont changé radicalement au tournant du nouveau millénaire, menant au resserrement du contrôle de l’immigration. La Malaysia à cet égard a une piètre feuille de route, ayant enfermé et déporté dans des conditions souvent déplorables de nombreux travailleurs sans papiers d’origine indonésienne et philippine suite à la crise financière de 1998 et aux événements du 11 septembre 2001 [12]. Il y aurait plus de 800 000 résidents d’origine philippine au Sabah sur une population totale officielle d’environ 3 millions d’habitants [13]. Il demeure malaisé d’estimer le nombre d’entre eux qui ne disposent toujours pas de la citoyenneté, mais ils seraient plusieurs centaines de milliers selon des estimations conservatrices.

Il y a fort à parier que le gouvernement malaysien redoute que les miliciens de Sulu s’attirent la sympathie d’une partie de la communauté d’origine philippine établie dans l’État du Sabah. Quoi qu’il en soit, cette intervention, en plus de démontrer la fragilité de la souveraineté de l’État malaysien sur la marge orientale de Bornéo, place le gouvernement face au risque que ne s’installe un foyer d’insurrection dans une région qui jouxte une mer où sont présents de nombreux groupes en armes. L’armée royale de Sulu réapparaît dans le contexte actuel comme le symbole de l’épineuse question du droit politique des populations immigrantes qui se pose alors que déborde en territoire malaysien la guerre d’indépendance moro des Philippines.

Source (carte) : The Economist, 2013. “Malaysia invaded : The Sultan’s Sabah swing”, 23 février.


[1Bagang, E., 2013. “Sulu Army want descendants not to be deported”. New Sabah Times, 15 février.

[2Tregonning, K.G., 1965. A History of modern Sabah (North Borneo 1881-1963), Singapour : University of Malaya Press.

[3Leifer, M., 1968. “The Philippines and Sabah irredenta”, The World Today 24(10) : 421-428 ; Fernandez, E.S., 2007. “Philippine-Malaysia dispute over Sabah : A bibliographic survey”, Asia-Pacific Science Review 7(1) : 53-64.

[4Samad, P.A. et D. Abu Bakar, 1992. “Malaysia-Philippines relations : The issue of Sabah”, Asian Survey 32(6) : 554-567.

[5Agence France Presse, 2013. “Philippines sends mercy ship to Lahad Datu”, New Sabah Times, 25 février.

[6Bernama, 2013. “Security forces continue attack, no sign of surrender”, New Sabah Times, 11 mars.

[7The Economist, 2012. “Peace making in the Philippines Shaking it all up”, 30 juin.

[8Safety Offences Act, 2012.

[9Bernama, M., 2013. “Malaysia secure against Sulu guerrilla tactics”, New Sabah Times, 21 mars.

[10Bernama, M., 2013. “Terrorist death toll at 62 as one more shot dead”, New Sabah Times, 18 mars.

[11Sadiq, K., 2005. “When states prefer non-citizens over citizens : Conflict over illegal immigration into Sabah”, International Studies Quarterly 49 : 101-122.

[12Raharto, A., 2007. “Indonesian labour migrations : Issues and challenges”, International Journal of Multicultural Societies 9(2) : 219-235.

[13The Economist, 2013. “The Philippines and Malaysia Intrusion Confusion – A farcial invation of Borneo gets serious, and nasty”, 9 mars.

Chercheur post-doctoral au Département de géographie de l'Université Laval, PhD (Université de Toronto).

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