Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Crise environnementale en Inde : le paradoxe indien

dimanche 19 janvier 2020, par Catherine Viens

En novembre dernier, New Delhi était envahie d’un épais smog qui a obligé le gouvernement à déclarer une urgence de santé publique. Cela reflète bien l’état de la crise climatique dans le pays. Hébergeant 1,3 milliard d’habitants, l’Inde compte aujourd’hui un septième de la population mondiale et les estimations onusiennes prévoient qu’elle dépassera la Chine en 2030. L’objectif de cet article est de présenter de quelles manières la fédération indienne tente de répondre à cet enjeu de taille, en portant un regard particulier sur la gouvernance de Narendra Modi, reconduit au pouvoir en mai 2019.

Crise climatique en Inde

La pollution a été responsable de la mort de 1,2 million d’indien.nes seulement en 2017 [1]. Les effluents industriels, les émissions des véhicules, la pollution chimique, pétrolière et par les hydrocarbures ainsi que l’utilisation de la biomasse en sont les principales causes. Cela continue de s’aggraver : la croissance démographique du pays impose un fardeau de plus en plus lourd sur les ressources naturelles limitées et en constante dégradation [2]. La pollution de l’eau, aggravée par la difficile gestion des déchets, fait également partie des défis importants auxquels fait face la fédération indienne [3].

De 2000 à 2018, l’Inde a réussi à atteindre une croissance économique phénoménale, qui s’illustre par une moyenne de 7 % par année [4]. Or, ce développement n’a pas été couplé à des mesures de conservation de l’environnement et n’a pas permis de réduire les inégalités. Au contraire, 600 millions d’indien.nes vivent toujours sous le seuil de l’extrême pauvreté et l’empreinte écologique par habitant du 1 % le plus riche en Inde est 17 fois supérieure à celle des 40 % les plus pauvres [5]. Ce sont les plus vulnérables [6] qui vivent concrètement les impacts de la dégradation environnementale et l’élite indienne profite, quant à elle, de cette croissance économique.

La quête de solutions pour réduire les effets de la crise climatique en Inde se situe donc à l’intersection entre les besoins qui émergent de la pression démographique, des modes de vie de la population indienne, du taux élevé de pauvreté et de la persistance des inégalités. L’Inde fait ainsi face à un paradoxe : continuer de se développer économiquement tout en réduisant de façon significative les impacts environnementaux de cette croissance.

Fédéralisme environnemental en Inde : une histoire de centralisation

Puisque l’Inde est un État fédéral [7], des compétences sont partagées entre le gouvernement fédéral à Delhi, les États indiens et les gouvernements locaux. Tout ce qui touche à l’environnement y est depuis longtemps administré par le pouvoir central [8] puisque l’environnement est un pouvoir résiduaire dans la Constitution indienne et qu’en vertu de l’article 253, le gouvernement fédéral a le pouvoir d’émettre des lois afin de respecter ses engagements internationaux. Concrètement, cela lui permet donc d’agir sur tout ce qui concerne l’environnement.

C’est suite à la crise de Bhopal en 1984 qui s’est traduite par l’adoption d’une loi-cadre sur la protection de l’environnement que les pouvoirs de Delhi ont été confirmés en la matière. Plusieurs politiques nationales ont été adoptées, sans que soient intégrés les États dans le processus d’élaboration. Ceux-ci se sont plutôt vus confier les pouvoirs et l’obligation de les mettre en œuvre [9]. À travers le temps, cette centralisation des pouvoirs a permis au gouvernement fédéral d’avoir une mainmise sur l’affectation des ressources pour la mise en œuvre de projets d’exploitation à grande échelle et de poser les lignes directrices en matière de politiques environnementales.

La gouvernance de Modi

L’élection de Narendra Modi en 2014 a ajouté une nouvelle composante à la politique climatique indienne : il invoque plusieurs principes culturels hindous qui symbolisent la nature comme puissance au-delà des humains qu’il faut protéger, afin de positionner l’Inde comme ultime défenseur de celle-ci [10]. Ainsi, sous sa gouvernance, le sujet des changements climatiques a reçu une attention croissante.

Toutefois, derrière cela se cachent plusieurs décisions qui permettent de réduire les obstacles au développement économique de l’État et de restreindre les droits des communautés touchées par les projets d’exploitation. Alors que d’un côté le gouvernement Modi a été reconnu pour son rôle pionnier au sein de l’Alliance Solaire Internationale (ASI) [11], de l’autre il a adopté plusieurs mesures visant à protéger l’énergie à base de charbon de la réglementation environnementale. Concrètement, il a exempté plusieurs projets d’extraction de charbon de la tenue d’audiences publiques et de l’obligation d’obtenir des autorisations environnementales [12].

Narendra Modi, premier ministre de l’Inde. Source : Michel Euler/AP, 2015.

Par ailleurs, son gouvernement a retiré l’obligation que les assemblées de village donnent leur consentement pour la prospection de minéraux dans les régions forestières [13]. Il a, en outre, réduit le nombre d’experts indépendants dans plusieurs conseils nationaux, excluant de plus en plus les groupes environnementaux des processus d’élaboration des politiques environnementales [14].

Paradoxe, vraiment ?

Les décisions du gouvernement Modi illustrent la difficile balance à trouver entre les impératifs de développement économique et la réduction des impacts environnementaux en Inde. Il est certain que ce pays est limité dans sa capacité à donner la priorité aux enjeux environnementaux par la nécessité d’offrir des services de base à sa population notamment.

Or, ce que le cas indien démontre est que la centralisation des pouvoirs en environnement pose le risque que soit promu le développement économique de l’État et l’extraction des hydrocarbures pour des raisons autres que celles de répondre aux besoins locaux. À titre d’exemple, la politique climatique indienne peut très bien être comprise comme étant plutôt une confrontation entre l’intérêt stratégique du gouvernement Modi de devenir un leader sur la scène internationale et sa volonté de poursuivre un agenda d’expansion économique nationale [15].

La question qui se pose est particulière dans le contexte indien : comment exiger qu’un pays aussi peuplé, et faisant face à des enjeux majeurs de développement, agisse pour lutter contre la crise climatique ? La réalité rattrape toutefois, le degré de pollution en est la parfaite illustration. Le cas de l’Inde invite à repenser les structures de développement et constitue une expérience unique pour identifier les possibilités qu’offre le système fédéral pour répondre à la crise environnementale.

Source de la photo de couverture : Simon Racicot


[1India State-Level Disease Burden Initiative Air Pollution Collaborators, 2019. « The impact of air pollution on deaths, disease burden, and life expectancy across the states of India : The Global Burden of Disease Study 2017 », in The Lancet Planetary Health 3(1) : e26-e39.

[2Nagdeve, Dewaram A, 2007. « Population and Environmental Degradation in India », in Asia Pacific Journal on Environment and Development 14(1) : 41–63.

[3Dube, Regina, Nandan Vaishali et Shweta Dua, 2014. « Waste incineration for urban India : Valuable contribution to sustainable MSWM or inappropriate high-tech solution affecting livelihoods and public health ? » in International Journal of Environmental Technology & Management 17 (2-4) : 199-214.

[4The World Bank, 2018. « GDP growth (annual %) - India ». En ligne. https://data.worldbank.org/indicator/NY.GDP.MKTP.KD.ZG?locations=IN (page consultée le 8 janvier 2020).

[5Kothari, Ashish et Pallav Das, 2016. Power in India : Radical Pathways. State of Power, Transnational Institute, 183-202.

[6Tels que les basses castes, les pauvres des villes et des zones rurales et les communautés tribales.

[7Même si la constitution ne mentionne pas explicitement que l’Inde est une fédération, plusieurs auteurs ont soulevé la nature quasi fédérale de la Constitution indienne, surtout en raison de la president rule qui permet au gouvernement central de mettre sous tutelle des États. Les actions du gouvernement d’Indira Gandhi ou bien le fait qu’un seul parti ait été au pouvoir pendant plusieurs décennies en Inde n’ont clairement pas contribué à la qualification de l’Inde comme État fédéral. Toutefois, comme le soutient Balveer Arora, la fédéralisation du système de parti à partir de 1991, soit la multiplication des partis politiques, l’émergence de gouvernements de coalition, ainsi que le partage des compétences permettent de soutenir que l’Inde constitue, de facto, un État fédéral. (Arora, Balveer, 2015. « Foundations and Development of Indian Federalism : Lessons Learnt and Unlearnt » in Yojan 1(10) : 22-26.)

[8C’est en 1972 que le premier Conseil central de lutte contre la pollution a été créé. En 1980, des ministères de l’environnement ont été mis en place tant à l’ordre fédéral que dans les États indiens. Puis, des lois environnementales sur l’eau (1974), l’air (1981) et la conservation des forêts (1981) ont tranquillement été adoptées.

[9Parmi ces politiques, on peut nommer par exemple la Politique sur l’eau (1987), renouvelée en 2002 et 2012, la Politique nationale sur les forêts (1988) qui est en cours de renouvellement, ou bien la Politique environnementale nationale de 2006.

[10Saryal, Rajnish, 2018. « Climate Change Policy of India : Modifying the Environment » in South Asia Research 38(1) : 1-19.

[11Développée en collaboration avec la France et présentée à la 21e Conférence des Parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (COP 21).

[12Standal, Karina, Solveig Aamodt, Robbie Andrew et Kåkon Saelen, 2019. « Indian prime minister Modi is re-elected. What now for climate policy and mitigation ? » in Center for International Climate Research. En ligne. https://cicero.oslo.no/en/posts/news/indian-prime-minister-modi-is-re-elected-what-now-for-climate-policy-and-mitigation (page consultée le 8 janvier 2020).

[13Le gouvernement Modi travaille sur le renouvellement de sa Politique forestière nationale. Dans le projet de loi déposé au printemps 2019, il accorde plus de pouvoirs aux agents forestiers, leur permettant notamment de refuser ou d’éteindre les droits des communautés tribales sur les forêts traditionnels. Dans cette même lignée, il réduit le rôle des gram sabha, soit les assemblées villageoises en proposant la mise en place d’un système parallèle, où les agents forestiers auraient le dernier mot sur les projets d’exploration et d’exploitation.

[14Standal, Karina, Solveig Aamodt, Robbie Andrew et Kåkon Saelen, 2019. « Indian prime minister Modi is re-elected. What now for climate policy and mitigation ? » – Plusieurs groupes de réflexion (think tank) sont sollicités pour le développement des politiques climatiques en Inde. Toutefois, la présence d’experts indépendants et de groupes de la société civile servait généralement de contrepoids à l’adoption de mesures qui font abstraction des contextes locaux et qui ne respectent pas le droit des communautés locales.

[15Hakala, Emma. (2018) « India and the Geoeconomics of Climate Change : Global Responsibility as Strategic Interest », Working Paper, Finnish Institute of International Affairs, 12 p.

Catherine Viens est candidate au doctorat en science politique à l’Université du Québec à Montréal et coordonnatrice à la recherche du Centre d’études et de recherche sur l’Inde, l’Asie du Sud et sa diaspora (CÉRIAS). Elle est également membre étudiante du Centre d’analyse politique : Constitution et fédéralisme. Ses recherches doctorales portent sur les institutions locales de gouvernance, le système fédéral et les enjeux environnementaux en Inde. Lors de sa maîtrise en droit international et politique internationale appliqués à l’Université de Sherbrooke, elle a été observatrice à la Conférence de Paris sur les changements climatiques (COP 21).

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