Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Brasier intercommunautaire à Mandalay : d’où vient l’allumette ?

lundi 8 septembre 2014, par Jean-François Rancourt

On pourrait croire que les tensions interreligieuses entre bouddhistes et musulmans du Myanmar (Birmanie) font partie du quotidien de ce pays d’Asie du Sud-Est. La couverture médiatique effectuée en Occident sur la situation des musulmans Rohingyas laisse en effet une impression de conflits omniprésents entre les deux groupes religieux. Néanmoins, toute généralisation doit être évitée ; en effet, une grande partie du pays est caractérisée par une cohabitation multiconfessionnelle sans heurts. C’est donc avec étonnement que les Birmans ont appris les événements survenus à Mandalay, la deuxième plus grande ville du pays, en juillet dernier, alors que quatre jours d’émeute ont fait deux morts et au moins quatorze blessés, entrainant l’imposition d’un couvre-feu [1]. Comment expliquer cette montée de tension intercommunale dans une ville réputée pour sa tolérance religieuse ?

Avant de répondre à cette question, un rappel des événements semble s’imposer. Tout a commencé le 1er juillet, après l’apparition sur les médias sociaux de rumeurs portant sur le viol d’une femme bouddhiste par deux musulmans. Les deux présumés agresseurs, frères et propriétaires d’un salon de thé, auraient vu, le soir venu, leur établissement pris d’assaut par quelques centaines de bouddhistes. Malgré l’intervention de la police, les agressions se sont amplifiées et poursuivies durant quatre jours, alors que des mosquées et des commerces musulmans ont été la cible d’un déferlement de haine, notamment exprimé par des jets de pierres. Les émeutes ont également conduit à des agressions directes entre individus, et s’en est suivie la mort de deux hommes, un bouddhiste et un musulman. C’est ainsi que le 3 juillet, les autorités ont imposé un couvre-feu sur six districts de l’ancienne capitale. Le 4 juillet, un autre district a été ajouté à la liste, après les funérailles de Tun Tun, le bouddhiste décédé suite aux émeutes, alors qu’environ 10 000 personnes auraient déambulé dans les rues du district armés de bâtons, couteaux et toute autre arme de fortune pouvant leur tomber sous la main. Il faudra finalement attendre jusqu’au 11 août pour que le couvre-feu soit levé [2].

Crédits : The Irrawaddy. En ligne. http://burma.irrawaddy.org/opinion/viewpoint/2014/07/10/61640.html (page consultée le 23 août 2014).

Pour analyser l’origine des émeutes de Mandalay, il importe de saisir la situation générale des musulmans au Myanmar. Leur présence n’y date pas d’hier, et ceux-ci ne forment pas un groupe homogène ; en effet, certains sont originaires de l’État d’Arakan, à l’Ouest du pays, tandis que d’autres descendent d’immigrants de la province chinoise du Yunnan ou encore du sous-continent indien [3]. Peu importe leurs origines, ceux-ci restent ostracisés, tout d’abord d’une manière symbolique, par une conception populaire de l’identité nationale et de la culture birmane comme étant basées sur la foi bouddhiste, conception remontant à il y a presque mille ans [4]. Cette notion a d’ailleurs été politiquement instrumentalisée à plusieurs reprises dans l’histoire ancienne et moderne du pays. Ainsi, si les musulmans sont généralement reconnus comme citoyens de l’État birman (à l’exception des Rohingyas, dont la citoyenneté a été retirée en 1982), ils ne sont pas perçus comme de « vrais » Birmans.

Cette notion d’exclusion s’appuie également sur un facteur institutionnel d’origine coloniale, celui du classement ethnique utilisé par les autorités birmanes. On y retrouve deux concepts distincts, lu-myo (race) et taingyinthar (indigène) [5]. Pour être reconnu taingyinthar, un lu-myo devait être présent sur le territoire birman avant 1823, soit avant la première guerre anglo-birmane. Aujourd’hui, le gouvernement considère que le Myanmar comporte 8 « races ethniques nationales majeures » (lu-myo) divisées en 135 groupes ethniques [6] indigènes (taingyinthar lu-myo), le tout additionné à 13 « races étrangères ». Ainsi, un Birman dont les origines ethniques sont indiennes, par exemple, est officiellement identifié comme étant Indien et ce, même si sa famille habite le pays depuis plusieurs générations.

Crédits : The Irrawaddy. En ligne. http://www.irrawaddy.org/burma/mandalay-police-arrest-five-calm-returns.html (page consultée le 23 août 2014).

Cette double ostracisation, à la fois symbolique et institutionnelle, alimente un ressentiment au sein de la population birmane, tant chez les bouddhistes que chez les musulmans. On observe ce ressentiment dans le mouvement « 969 », mené par un moine nommé Wirathu, qui mène une campagne anti-musulmane. Basé à Mandalay, Wirathu a su répandre son message à travers le pays, notamment grâce à des groupes locaux de propagande incitant à boycotter les commerces musulmans [7]. Néanmoins, il faut éviter les accusations fallacieuses : 969 n’est pas à l’origine des émeutes, bien que son influence puisse avoir une mince part d’explication dans l’attitude des émeutiers.

De ce fait, les théories abondent sur l’origine de l’émeute et certains y voient le résultat d’une orchestration gouvernementale. Tout d’abord, il faut savoir que la présumée victime du viol aurait avoué qu’il s’agissait d’un coup monté et qu’elle aurait été payée par deux hommes afin de répandre la rumeur ; ces trois derniers font d’ailleurs face à des accusations criminelles. Néanmoins, ces accusations ne fournissent aucun indice sur l’identité des personnes qui auraient orchestré cette supposée mise en scène ; ainsi, certains voient derrière ce conflit religieux un moyen de détourner le regard du peuple du mouvement démocratique birman [8]. D’autres y voient une tentative d’instaurer une instabilité nationale pouvant permettre un coup d’État légal qui replacerait les anciennes élites au pouvoir. La section 413(b) de la constitution birmane permet en effet au Président d’accorder, sous état d’urgence, la totalité des pouvoirs exécutifs et judiciaires au Commandant-en-chef de l’armée [9]. Les plus pessimistes croient même que ce coup d’État pourrait avoir lieu avant les élections générales de 2015, ce qui mettrait fin de façon brutale au processus de démocratisation.

Pour conclure, si on peut dresser un portrait sommaire de ce qui a pu influencer l’éclosion des émeutes, on ne peut savoir avec certitude ce qui en est la véritable cause. Pourquoi deux hommes auraient-ils planifié ce coup monté ? Certains affirment qu’il s’agit d’une vengeance personnelle contre les deux propriétaires du salon de thé, tandis que d’autres penchent vers les théories du complot. Néanmoins, toutes ces allégations doivent être considérées avec une très grande précaution, puisque n’étant qu’hypothétiques et frôlant la simple diffamation. Le Myanmar étant d’ailleurs un pays reconnu pour son manque de transparence, il est probable qu’on ne saura jamais qui a craqué l’allumette ayant attisé le brasier intercommunautaire qui a enflammé Mandalay le mois de juillet dernier.

Légende (photo de couverture) : Les forces de sécurité de Mandalay cherchent à contenir les émeutes, 5 juillet 2014.

Crédit (photo de couverture) : The Irrawaddy. En ligne. http://www.irrawaddy.org/burma/mandalay-violent-threats-trying-report-riots.html (page consultée le 23 août 2014).


[1Palatino, Mong, 2014. « The Meaning of the Mandalay Riots in Myanmar » in The Diplomat, éd. du 12 juillet. En ligne. http://thediplomat.com/2014/07/the-meaning-of-the-mandalay-riots-in-myanmar/ (page consultée le 18 août 2014).

[2Eleven Myanmar, 2014. « Curfew lifted in Mandalay », éd. du 12 août. En ligne. http://www.elevenmyanmar.com/index.php?option=com_content&view=article&id=7179:curfew-lifted-in-mandalay&catid=44:national&Itemid=384 (page consultée le 18 août 2014).

[3Chang, Wen-Chin et Eric Tagliacozzo (dir.), 2014. Burmese Lives : Ordinary Life Stories Under the Burmese Regime. Oxford : Oxford University Press.

[4Lewi, Guenter, 1972. « Militant Buddhism Nationalism : the Case of Burma » in Church and State, 14(1) : 19-41.

[5Transnational Institute, 2014. « Ethnicity without Meaning, Data without Context » in Burma Policy Briefing Series, no. 13. Amsterdam : TNI.

[6Embassy of Myanmar, 2008. « General Information : People & Religion ». Embassy of Myanmar in Brazil. En ligne. http://www.myanmarbsb.org/2.html (page consultée le 22 août 2014).

[7Green, Penny, 2013. « Islamophobia : Burma’s racist fault-line » in Race Class, 55(2) : 93-98.

[8Tha, Kyaw Phyo, 2014. « Accountability Sought in Mandalay Riots’ Aftermath » in The Irrawaddy, éd. du 11 août). En ligne. http://www.irrawaddy.org/burma/accountability-sought-mandalay-riots-aftermath.html (page consultée le 21 août 2014).

[9Ministry of Information, 2008. « Constitution of the Republic of the Union of Myanmar ». En ligne. http://www.mofa.gov.mm/wp-content/uploads/2013/08/Constitution_of_Myanmar.pdf (page consultée le 19 août 2014).

Ancien coordinateur de l’Asie en 1000 mots, Jean-François Rancourt est doctorant en science politique à l’Université de Montréal et chargé de cours au Centre d'études asiatiques (CÉTASE). Se penchant principalement sur le Myanmar, il s'intéresse notamment à la libéralisation politique du pays, à la culture stratégique des militaires birmans et à la censure des musiciens.

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