Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Benedict Anderson (1936-2015) : Intellectuel, mentor hors du commun, et ami

dimanche 27 décembre 2015, par Dominique Caouette

Il y a peu de temps, nous apprenions avec stupéfaction et une grande tristesse que Benedict Anderson, ‘Ben’ pour nombre d’entre nous, ses anciens/nes étudiants/es, était décédé dans la nuit du 12 au 13 décembre à Batu, dans la province de Java oriental [1]. Il est illusoire de pouvoir rendre compte de l’ensemble de ses contributions, que ce soit au niveau de l’analyse du nationalisme ou encore des études de l’Asie du Sud-Est, tant elles sont importantes et nombreuses. Plutôt que de tenter ce périlleux exercice, ce qui suit est une adaptation d’une courte allocution de bienvenue prononcée dans le cadre de son discours d’ouverture de la conférence biannuelle du Conseil canadien des études de l’Asie du Sud-Est tenue à l’Université de Montréal en octobre 2013.

« Ce matin, j’ai l’immense plaisir, mais aussi l’impossible tâche de vous présenter le Dr. Benedict Richard O’Gorman Anderson, notre conférencier d’honneur. Impossible parce que ses multiples et diverses contributions à notre analyse et appréciation de l’Asie du Sud-Est sont tout à la fois trop nombreuses et pour la plupart exceptionnelles. “Ben”, comme nous avons appris à l’appeler, a véritablement marqué de manière significative et durable notre compréhension de la région. Si ses écrits sur le nationalisme et ses origines ont traversé les espaces et les disciplines, et qu’aujourd’hui l’expression communauté imaginée (‘imagined communities’ ou IC pour les férus) est devenue une expression consacrée lorsqu’on parle de mouvements nationalistes – au point où l’on obtient 2 340 000 résultats si l’on cherche sur le Web - c’est l’originalité, sa démarche particulière de recherche sur l’Asie du Sud-Est et son mentorat de plusieurs générations de passionnés de la région que je souhaite ici mettre de l’avant.

Parfois décrit comme un érudit, un héritier des Lumières, ou comme un néo-marxiste culturel de la joyeuse bande de camarades du New Left Review, il n’y a pas d’étiquette ou de raccourcis intellectuels qui puissent rendre justice à l’originalité et l’exhaustivité de sa contribution. Certains ont parlé de lui comme un traducteur du tissu politique, culturel et social de l’Indonésie, la Thaïlande et des Philippines, on pourrait j’imagine le qualifier de véritable interprète, dans son sens premier, celui d’expliquer, d’éclaircir le sens d’un texte, ou encore d’un exégète contemporain. Ce sont des centaines d’articles produits année après année, plus de 350 publications et ce, depuis 1959 (ce qui signifie plus ou moins, une moyenne annuelle de sept publications !). Une telle production scientifique ne peut que nous rendre humble, mais surtout nous inspirer.

L’auteur, Dominique Caouette, avec son mentor Benedict Anderson, en 1996. Crédits photo : Prof. Patricio ‘Jojo’ Abinales.

What explains such prolific and original thinking ? Well, many have tried to do so. In fact, the spectre of studies on his writings is as massive as his own. At the center of this work is a genuine commitment in fieldwork, long period of being based and living in SEA. More importantly, is probably an incredible skill and a real pleasure at learning and exploring languages. Such commitment to both, fieldwork and learning and understanding languages have enable him to decipher and make sense of the links and connections between power, culture, language and literature. Such immersion with a wonderfully sensitive hear, a capacity to listen with eyes and ear wide-opened has made him capable, as one Indonesian student once told me : “Ben understands us and can think as we do, when we read him we read ourselves”. Such skill and talent is very rare and admirable. His interest for popular culture, cartoons, movies, leaflets, music, and street cultures has also I believe played a central part for developing such acumen and sensibility. Walking around Manila or Montreal with Ben is festive and fun, yet never a simple walk as his questions never stop surprising by the incisive and unexpected character, forcing you to question your own assumptions or perceptions, whether is be about Quebec nationalism or the amazingly high number of strip clubs and pawnshops on Saint Catherine, one of Montreal main boulevard....

Linked to this notion of work is a rigorous and profound commitment to scholarship in his most noble sense, a process of building up and constructing knowledge as an iterative and dialogical process with contemporaries and fellow specialists. One cannot but amazed oneself is that after a PhD on Java, later published as Java in the Time of Revolution, and eventually being barred in the late 1960s from entering Indonesia, that did not stop working on Indonesia, including publishing a seminal article in 1972, now a compulsory reading in most grad seminar on Indonesia, “Old State, New Society : Indonesia’s New Order in Comparative Politics”. But also he went on to learn Thai and soon wrote also seminar articles on Thailand, including “Withdrawal Symptoms” and “Murder in Progress in Modern Siam”.

60e anniversaire de Benedict Anderson. Crédits photo : Prof. Patricio ‘Jojo’ Abinales.

À nouveau, il fera le même saut périlleux alors qu’à partir du milieu des années 1980s, il s’intéressera aux Philippines. Autre nouvelle expérience d’apprentissage de langue, il se mettra au Tagalog, mais aussi à l’espagnol pour explorer et décortiquer en profondeur l’œuvre du génie littéraire philippin José Rizal. Dès 1988, il écrira ’’Cacique Democracy in The Philippines’’, qui reste à ce jour une brillante synthèse et une interprétation mordante de l’histoire politique contemporaine des Philippines, et qui encore aujourd’hui est d’actualité alors que le fils de Corazon Cojuancgo Aquino, Pinoy, est aujourd’hui président.

The ’’other’’ Ben, the one we (meaning over a hundred PhD supervisee) know (the collective heterogeneous body of student self-referred as SDOB (sons –and daughters of Ben) is an exceptional and joyful mentor. It is through working with him that one learns like an apprentice what it is to try to be a scholar but also a mentor for new generations. Taking class with Ben or discussing with him is like playing multiple games of chess, you sit on the edge of the chair and be ready to have questions unexpected and always challenging coming.

Jamais de complaisance mais une profonde intégrité et ouverture intellectuelle font de cette expérience de mentorat, un véritable exercice d’apprentis où l’on apprend à regarder, à observer, la pratique de l’artisan intellectuel que nous tentons d’être. Comme disait une collègue étudiante, aller dans un séminaire de Ben, c’était l’occasion d’attraper un diamant, une idée brillante, une réflexion qui allumerait l’esprit pour des années par la suite. Aujourd’hui, ces multiples générations sont éparpillées un peu partout, dans différents départements et différentes universités, certaines cohortes comme la Classe de ‘88 ont marqué déjà le champ des études philippines et thaïlandaises. Lorsque l’on regarde l’ensemble, on arrive à y voir clairement la méthode ‘Ben’ : always keep your eyes and ears open, and try to go beyond accepted wisdom and common sense to question what is under… »

Benedict Anderson, le 10 décembre 2015 à Jakarta. Crédits photo : Jakartanicus.

Crédits photo (couverture) : Eurasiareview.com


[1Depuis une semaine, de nombreux hommages et eulogies ont été publiés, la plupart par d’anciens/nes étudiants/es et collègues. Il est fascinant de constater comment ceux-ci se recoupent tout en faisant ressortir cette merveilleuse capacité d’écoute et d’authenticité dont Ben Anderson était capable. Voir entre autres :
http://www.rappler.com/thought-leaders/116448-benedict-anderson-philippines-place-world
http://www.rappler.com/views/imho/116322-ben-anderson-tribute
https://ikangablog.wordpress.com/
https://www.washingtonpost.com/news/monkey-cage/wp/2015/12/21/yes-benedict-anderson-was-a-political-scientist/
http://www.nytimes.com/aponline/2015/12/13/world/asia/ap-as-indonesia-obit-benedict-anderson.html?smid=fb-share&_r=0

Dominique Caouette est professeur agrégé de science politique et responsable du pôle Études comparatives et transdisciplinaire de l’Asie du Sud-Est (ECTASE) à l’Université de Montréal. Crédit photo : Vivien Cottereau

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